Naïma

– Regarde, ils abordent la dune. Ils nous ont retrouvés.
Blottie contre mon épaule, Naïma a murmuré ces mots, dans un souffle, tout contre mon oreille, comme si elle craignait qu’on l’entende, sur notre île déserte. Déjà, elle avait peur, voilà la vérité. En quelques minutes seulement, la crainte s’était réinstallée au fond d’elle comme autrefois.
En regardant du côté de la plage, j’ai constaté qu’elle ne s’était pas trompée: une dizaine d’individus apparemment armés s’affairaient à tirer leur barcasse au sec, avec force gesticulations, foulant au pied notre sable fin comme des conquérants. Bientôt, l’un d’eux a pointé son doigt en direction de notre cabane, dont la silhouette se découpait dans le ciel ocre du soir, au sommet de la petite butte dominant la mer. Nous étions, par ce geste, coupés de notre refuge. En quelques instants, ils y parviendraient et en prendraient possession. Avec u peu de chance, le vent aurait effacé nos traces sur le sable : ils ne pourraient immédiatement courir jusqu’à nous. Il fallait sans tarder trouver un abri même si l’île était encore calme.

La plage de NaïmaA y bien réfléchir, rien ne nous prouvait, ni à elle, ni à moi, que ces hommes nous voulaient du mal. Le vol des oiseaux du bord de mer évoquait peut-être la présence d’un danger. Ils tournoyaient lentement, plutôt intrigués par ceux qui maintenant s’organisaient. Deux d’entre eux, en effet, s’avançaient vers nous en suivant la plage, deux autres prenaient la direction opposée. Un groupe de trois hommes montait à la conquête de notre cabane, tandis que les deux derniers protégeaient l’embarcation. D’où venaient-ils avec une barque si légère ?
Les cheveux au vent de la brise si douce de notre île ce soir-là, j’ai pensé qu’ils allaient peut-être – sans doute – nous ramener. J’en ai eu un frisson glacé depuis les cervicales jusqu’au coccyx. Naïma devait, à cet instant précis, se laisser aller à la même frayeur. J’ai vu une larme couler sur sa joue : une perle irisée au soleil du couchant. J’y ai porté mes lèvres et en ai goûté le sel. Jamais, je n’avais senti sa peau aussi douce et pleine de chaleur. Comment protéger cette douceur ?
Fort heureusement, le soir tombait comme un voile et commençait à estomper les contours du paysage. Mes yeux ont plongé dans ceux de Naïma. Du fond de son regard, elle m’a interrogé silencieusement maintenant de lui fournir une explication j’en étais bien incapable sans un mot j’ai pris sa main et nous nous sommes levés en prenant garde de rester à l’abri des feuillages inquiets nous avons recommencer à fuir comme autrefois derrière nous déjà, deux voix se faisaient entendre. deux voix rauques qui lançaient de brusques interjections dont le son était balayé au loin par la brise.

C’est à ce moment que je me suis souvenu de la petite grotte où nous avions passé quelques nuits lors de notre arrivée sur l’île avant d’avoir achevé la cabane. Jamais ils ne nous y trouveraient en pleine nuit. Il nous fallait pour l’atteindre parcourir quelques centaines de mètres à découvert, nous serions alors facilement repérables mais je ne voyais pas d’autre solution. Sans que je lui en aie dit un mot, Naïma avais compris mes intentions comme par osmose. La peur facilite ce type de communication parfois. Encore à l’abri des feuillages, j’ai jeté un regard du côté de la cabane sur la butte qui se trouvait alors à notre droite. Un homme était assis sur le seuil qui guettait notre retour. Les autres avaient disparu. Pourvu qu’ils ne soient pas à l’affût, attendant seulement que nous nous découvrions pour se précipiter sur nous. Mes pensées s’arrêtaient là : courir nous réfugier dans la grotte, c’était là toute ma stratégie, inspiré sans doute par une peur animale que je n’étais pas seul à éprouver. La main de Naïma tremblait dans la mienne.
J’ai jeté un dernier coup d’œil vers notre guetteur, son regard balayait la plage de l’autre côté. Alors j’ai bondi entraînant une main derrière moi. Mon amoureuse a étouffé un cri plaintif et s’est mise à courir. Rien n’a bougé derrière nous. Ventre à terre, les yeux rivés au sol, nous ne percevions que l’image de nos pieds s’enfonçant à peine dans le sable clair. Nos orteils projetaient de petits nuages de poussière derrière nous. En quelques secondes, nous avons parcouru l’espace qui nous séparait des hauts feuillages, verdure accueillante. A peine atteints, ils se sont refermés sur nous comme s’ils nous attendaient, comme s’ils nous tendaient leurs bras. Nous nous sommes jetés à terre, nous laissant aller à l’heure invitation. Naïma s’est collée contre moi, frissonnante. Son visage si tendre que j’avais contemplé des heures, des journées entières, comme on regarde passer les cygnes sur un lac calme, ce visage était maintenant crispé sous les larmes. J’ai pris ses lèvres avec désespoir. Une fois encore, j’en ai goûté le sel. De sa bouche unie à la mienne s’échappaient de petits cris plaintifs, au rythme de ses sanglots.
La rage montait en moi : je ne pourrais supporter très longtemps de la voir souffrir ainsi. Je n’en n’avais plus l’habitude, ni la force. Je l’ai serrée contre moi jusqu’à expulser tout l’air de ses poumons. Lorsque j’ai relâché mon étreinte quelques secondes plus tard, ces plaintes avaient cessé et son regard était vide. Son visage a reflété un sourire plus triste que celui d’un enfant malade. Immédiatement, ma colère s’est changée en un flot de tendresse, courant intarissable qui m’ unissait à elle.
Ils ne nous auront pas, je te le promets, lui ai-je soufflé à l’oreille. Et j’ai vu de mes yeux troubles la blonde racine de ses cheveux frémir sous mes paroles. Il ne nous auront pas : une fois déjà, j’avais fait cette promesse à Naïma. Et je l’avais tenue. Mais ce jour-là, j’avais un doute. Je sentais pourtant se transformer ma manière d’être. J’agissait désormais comme une sorte d’animal, avec l’instinct d’une bête traquée. Une bête que je ne connaissais pas, que je découvrais.
Naïma, elle, se blottissait contre moi comme un chaton apeuré. Malgré le danger qui nous guettait –car ces envahisseurs étaient à n’en pas douter nos ennemis – je me sentis fondre encore une fois entre ses bras, sous l’effet combiné et subtil de la chaleur et de la senteur de son corps de femme. Avec lucidité, j’observais le désir qui montait en moi. Un désir presque malsain, presque pour conjurer le sort. Un désir qui disait : je t’en prie, Naïma, aime-moi plus fort que la mort. Naïma, qui es-tu entre mes bras, sur cette île déserte et envahie ? Naïma, chaude comme le sable mais pareil à ce sable que l’on croit tenir dans la main et qui s’échappe au vent à travers les phalanges crispées. J’ai vu le ciel et les premières étoiles et puis les feuillages déjà sombres et puis ton regard implorant et puis le ciel à nouveau tandis que nous faisions semblant d’oublier, de faire face à ce destin qui nous pourchassait. Ton visage a soudain mangé mon ciel, il est devenu mon univers, mon unique but et mon seul départ. Et la fraîcheur est tombée sur notre peau encore tiède, encore perlée de sueur. Il eût fallu alors arrêter le temps et laisser nos pores respirer la douceur de la nuit. Au contraire, tu es rapidement revenue à la réalité en me disant :
– Tu te souviens comme leur visage était triste, comme leurs yeux étaient vides de promesses ?
– De quoi parles-tu ?
– Tu ne te rappelles pas ? Le métro, ça ne te dit rien ?
– Tais-toi, tu m’avais promis de ne plus jamais parler de ça. Tu me l’avais promis.
– Tu crois qu’ils vont nous ramener ?
– Non, si on se dépêche d’aller se planquer dans la grotte, ils ne nous trouveront pas et ils ne nous ramèneront pas. Tu peux me croire !
Comment pouvais-je espérer qu’elle me croie, ne fût-ce qu’un instant ? Un commando armé avait investi notre île. Comment ne pas imaginer qu’il était à nos trousses ? Pourquoi venir nous chercher si loin ?
La nuit était tombée, lourde, lente. Dans la pénombre, nous nous sommes dirigés vers la grotte qui devait nous servir d’abri. Ma mémoire ruisselait de certitudes contradictoires. Par ici, non par là, entendais-je en moi-même. Incapable de choisir une direction plutôt qu’une autre, je m’en remis à cette espèce d’instinct que je semblais posséder depuis quelques heures. Naïma me suivait incrédule, sentant bien que je ne savais pas vraiment où j’allais.
Je m’immobilisai, soudain cloué sur place. Deux yeux brillants d’impatience nous faisait face au milieu des graminées, environ un pied au-dessus du sol.
– Conduis-nous, ai-je suggéré à l’animal dont les yeux trouaient la nuit. Emmène-nous dans ta cachette, nous sommes perdus.
J’ai avancé la main pour caresser celui que j’avais déjà surnommé, en moi-même, Salvador. Encore craintif, il a fait un petit bond en arrière, du moins j’ai vu les yeux reculer brusquement.
– Laisse-moi faire, a murmuré Naïma. Tu sais que je m’entends mieux avec les animaux que toi. Salvador, à la grotte, vite.
Comment pouvait-elle savoir son nom ? Il faudrait que je lui demande. Plus tard, car pour l’instant, Salvador avait fait demi-tour et commençait à nous montrer le chemin. Ses yeux comme des phares minuscules trouaient le brouillard de notre égarement. Vas-y, Salvador, conduis-nous en lieu sûr. Une bonne demi-heure a passé à suivre les petits rais de lumière qui nous avaient hypnotisés. Jamais nous n’aurions pu trouver seuls un chemin aussi compliqué. Tout à coup, surgissant de la noirceur, d’autres paires de lueurs sont venues impressionner nos rétines irradiées. Elles semblaient sortir d’une grosse masse rocheuse.
– Regarde, toute la famille de Salvador est là. C’est la grotte aux agoutis.
Pour la première fois depuis que le commando avait débarqué sur la plage, la voix de ma compagne laissait entendre un léger espoir. Espoir de se cacher dans la grotte à l’intérieur de laquelle nous pénétrions maintenant.
Après un mot d’explication avec Salvador, les agoutis nous ont accueillis dans leur antre, formant un cercle amical autour de nos corps épuisés, que nous avons jetés au sol comme des fardeaux.
– Merci Salvador, ai-je prononcé distinctement en agoutien parlé.
Les yeux du petit animal ont amorcé un mouvement de balancier, lent et précis, en signe d’acquiescement, balayant de leur lumière oculaire, à la limite de la fluorescence, le visage de Naïma puis le mien, cherchant à leur tour à saisir nos regards. Lorsque Salvador eût pénétré jusqu’au fond de mon âme, en passant par mes pupilles dilatées, j’ai senti comme un petit rire ironique au-dedans de moi. Un petit rire qui exprimait, en toute honnêteté, la supériorité maligne de l’agouti sur ces hommes qui nous pourchassaient. En quelques fractions de seconde, le petit animal m’a déclaré lumineusement qu’il nous aimait bien, surtout Naïma avec laquelle il avait déjà fait de longues promenades nocturnes. Nous étions désormais tous complices. Naïma riait de ma surprise.
– Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de Salvador ?
– C’était mon ami secret, a-t-elle répondu, se blottissant au creux de mon épaule. Sur une île déserte, il faut bien avoir un ami secret, non ?
Nous nous sommes alors embrassés longuement. Les agoutis ont cligné des yeux, ils avaient l’air ravi. Ne dit-on pas d’ailleurs : ravi comme un agouti ? Et leurs yeux lançaient des éclairs un peu partout dans la grotte, qui se transformait sous cet éclairage improvisé en une crèche de Noël, décoré par de bons villageois, ou peut-être en boîte de nuit à effet stroboscopique. Hésitant longuement entre ces deux comparaisons, j’ai dû finir par m’endormir heureux.

Plus que le soleil qui avait partiellement envahi la grotte, ce furent sans doute les voix qui me réveillèrent. Elles étaient si proches. J’étais déchiré entre le désir d’agir brusquement et la crainte de faire face à une réalité horrible. Il nous avait donc retrouvés.
J’ouvris Les yeux, m’attendant au pire. Et le pire était là. Les agoutis avaient disparu, Naïma aussi. À l’entrée de la grotte, six hommes en tenue de combat, arme au poing, semblaient poser pour un tableau de chasse. Et quelle chasse ! A leurs pieds, Salvador haletait, un filet de sang s’échappant de son cou, empourprant le sable clair. Je bondis au-dehors.
– Salvador ! Salauds, qu’avez-vous fait à Salvador ? Où sont les autres ? Naïma, hurlai-je.
Sans méfiance, trop révolté pour être prudent, je n’avais pris garde à la lourde crosse qui ne demandait qu’à s’abattre sur ma nuque. Elle s’abattit et je pensais que j’aurais mieux fait de rester tapi au fond de la grotte plutôt que de tenter cette sortie généreuse. Mais le cœur a ses raisons… Comme un sac, mon corps désarçonné s’affala sur le sable. Un quart de seconde, saisissant le regard mourant du petit agouti, m’a suffi pour comprendre une partie de l’histoire. Soucieux de savoir ce que devenaient nos ennemis, Salvador s’était s’aventuré au lever du soleil vers notre ancienne cabane. Il s’était ensuite fait prendre en chasse par le commando. Heureusement, s’inquiétant de son absence prolongée, les autres agoutis avaient eu le temps de conduire Naïma en lieu sûr. Et moi, dans tout ça, j’avais dormi comme un abruti.
Une brume épaisse a voilé mes yeux. J’ai cru voir s’éteindre ceux de Salvador. J’ai eu envie de vomir et soudain le ciel, les palmiers, les visages haineux de ces hommes, tout a disparu alors que j’entamais une chute vertigineuse au cours de laquelle une image a tournoyé de plus en plus rapidement sur elle-même. J’ai cru reconnaître, en un ultime sursaut de conscience, le visage de Naïma.
A plus tard, sourire aimé, cils charmeurs, lac paisible à l’ovale parfait. Et toi Salvador, bonne chance au paradis des agoutis. Je te jure qu’il existe !