Un homme, assis à un bureau, consulte un dossier. Entre une femme d’un certain âge. L’homme se lève et la salue brièvement puis replonge dans son dossier. Après quelques instants d’hésitation, la femme s’assoit au bord d’une chaise.

Pierre Lombard et Catherine Fajour dans Méprises - Théâtre du Temps - Mars 2023 - Crédit photo : Michel F.
L’homme – Mettez-vous à l’aise, je vous en prie. Quelque chose d’important depuis la semaine dernière ? Vous voulez m’en parler ?
Un temps pendant lequel il la regarde tandis qu’elle baisse les yeux. Visiblement nerveuse, la femme se tourne à droite, à gauche puis finalement lance d’un ton précipité.
La femme – J’ai perdu le goût du beau.
L’homme – En effet…
La femme – En effet quoi ?
L’homme – C’est important…
La femme – Parce que vous pensez que d’habitude je ne raconte que des niaiseries?
L’homme – J’ai juste dit : c’est important. Vous voulez m’en parler ?
La femme – Un peu. Je n’arrive plus à m’émerveiller, c’est tout. Je suis parvenue à une espèce de blocage, plus envie de rien… C’est la grosse panne sèche !
L’homme – Et ça vous perturbe ?
La femme – A votre avis… Avec le métier que je fais !
L’homme – Oui c’est vrai, où avais-je la tête…
La femme – Réfléchissez un peu à ce que vous dites. Si vous pensez que c’est agréable de toujours répéter ce que l’on a dit la semaine précédente, d’avoir l’impression de se confier à quelqu’un qui ne vous écoute pas, qui fait en permanence semblant de s’intéresser à vos petites histoires. Mais qui s’en balance en fait.
L’homme – Je vous vois venir. Je vous vois venir, mais dites-le quand même…
La femme – Je ne vais pas me gêner. A cause de vous, oui, à cause de vous le monde…
L’homme – Nous y sommes. Si cela peut vous faire du bien.
La femme – Qu’est-ce que vous en savez, vous, de ce qui peut me faire du bien ? Ou pas ?
L’homme – Disons que j’essaie de vous aider à y voir un peu plus clair.
La femme – Dites tout de suite que je suis en train de perdre la tête.
L’homme – Je n’ai jamais dit cela. Vous manquez parfois un peu de rigueur, tout au plus.
La femme – Rigueur, vous n’avez tous que ce mot-là à la bouche. Je crois entendre le proviseur de mon lycée : vous manquez de rigueur avec les sixièmes. Vous pensez que c’est avec de la rigueur qu’on va leur donner l’envie de tenir un crayon, de peindre une parcelle de ce qui leur semble beau, d’harmoniser trois couleurs pour qu’elles ne jurent pas. La rigueur n’a rien à voir là-dedans.
L’homme – On s’éloigne, on s’éloigne…
La femme – De quoi ? Je ne suis pas supposée parler de mon métier ? Professeur de dessin, ce n’est pas noble ?
L’homme – Si vous pouvez, bien sûr…
La femme – Toute ma vie, j’ai lutté contre la rigueur. Celle de mon père, au bout de la table, droit comme un i, qui ne supportait pas le moindre petit manquement. Qu’est-ce que j’y peux moi, si je n’aimais que les fleurs, leur délicatesse, le velours de leurs pétales, leurs couleurs si douces. Reproduire un peu de cette grâce est rapidement devenue ma seule raison de vivre. Vous croyez que cela a été facile pour moi ?
L’homme – Je ne crois rien.
La femme – Ça ne m’étonne pas. Vous ne prenez jamais parti.
L’homme – Ce n’est pas mon rôle de…
La femme – Je sais, je sais, je continue. La rigueur de mon mari ensuite.
L’homme pouffe. La femme est outrée et lance un regard assassin.
L’homme – Pardonnez-moi, j’ai craint un instant que vous ne me parliez de la raideur de votre mari… Je sais, ce n’est pas très fin.
La femme (explosant) – C’est à cause de types comme vous, qui nous jugent confortablement assis derrière leur bureau que le monde va mal, que nous courons tous à notre perte.
L’homme (penaud) – Je fais mon métier tout simplement. En mon âme et conscience, je n’ai pas l’impression de participer à la ruine de l’humanité.
La femme – C’est bien ça, le problème. Vous n’avez même pas conscience de l’oppression permanente que vous exercez sur nous tous, sur moi en particulier.
L’homme – Sur vous, mais au contraire, je…
La femme – Vous me réduisez à un cas, vous me coupez les ailes, vous m’empêcher de me rêver, vous…
L’homme – …voulez m’en parler ?
La femme exaltée monte sur le bureau.
La femme – I have a dream ! Je veux atteindre la troisième sorte de bonheur !
L’homme – J’ignorais qu’il en existât trois sortes…
La femme – Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Mary MacLane…
L’homme – Ce n’est pas une de mes clientes !
La femme – Mais non, bougre d’âne, c’est une auteure (elle insiste sur le re) du début du XXe siècle, ouvertement bisexuelle, surnommée « La femme sauvage de Butte » !
L’homme – J’ai toujours su que les footballeuses étaient lesbiennes…
La femme – Mais vous n’y connaissez rien, abruti. Butte, dans le Michigan, en Amérique.
L’homme – Butte Montmartre à la rigueur, mais Butte Michigan, ça me dépasse.
La femme – Un rien vous dépasse, mon pauvre. Ouvrez un peu vos horizons. Prêt à découvrir les trois sortes de bonheur ?
L’homme – Si ça peut vous faire plaisir, mais après…
La femme – « Il y a le bonheur que procurent des pieds fraîchement lavés, par exemple, et une paire de chaussettes propres qu’on vient d’enfiler, particulièrement après une marche dans la campagne. C’est comme un grand chat maltais plongeant discrètement une langue affamée et gourmande dans un bol de crème fraîche épaisse.
Il y a le bonheur tranquille ressenti, en de rares occasions, en présence d’une amie – qui convient très bien aux gens dotés d’un tempérament paisible. Leurs désirs ne les entraînent pas plus loin. Ils ne seraient pas capables d’apprécier un bonheur plus profond.
Et puis il y a le bonheur qui survient avec la ligne rouge du ciel. La pensée de cet indescriptible bonheur fou a quelque chose de terrible. Quelle expérience inouïe, pour un être humain, d’être heureux – du bonheur rouge, si rouge, du soleil couchant !
Ça ressemble à un orage terrifiant, l’été avec la pluie et le vent qui transforment des rivières paisibles en torrents déchaînés, et ploient les arbres immenses jusqu’au sol – plongeant la terre verdoyante dans des convulsions délicieusement douloureuses.
Ça ressemble à un morceau de Schubert pour violon qui provoque en vous une torture exquise.
Ça ressemble à une voix humaine chantant si divinement une ballade écossaise que votre âme s’échappe de votre corps.
Mais ce bonheur-là est indicible, il se situe infiniment au-delà des mots. C’est le genre de Bonheur que le Diable amènera avec lui… »
Au fur et à mesure de sa déclamation, la femme est devenue de plus en plus hystérique et finit à genoux sur le bureau, carrément provocante face à l’homme.
L’homme (ne sachant plus où se foutre) – Vous pourriez descendre de là, s’il vous plaît ? Je crains que mon mobilier ne résiste pas…
La femme (au bord des larmes) – Vous voyez comme vous êtes… Je vous parle de Schubert, de ballade écossaise et tout ce qui vous importe, c’est ce que votre putain de bureau (elle tape du pied) tienne le coup.
L’homme – Allons, allons, ça va aller. Maintenant, pouvez-vous descendre, s’il vous plaît ?
La femme (en pleurs) – Si je veux !
L’homme – Mais bien sûr que vous voulez. Vous n’allez pas rester perchée comme une… une… une…
La femme – Une cigogne… Une grue, c’est ça vous vouliez dire, une grue mais vous n’avez pas osé. C’est bien ce que je disais, vous ne prenez jamais parti. Vous êtes un ventre mou, un extrémiste de la ligne médiane, un obsédé du « ni oui, ni non », un réserviste de l’engagement, un…
L’homme – Ah ventre mou, vous avez dit…
La femme (comme une gamine) – Hou, hou, ventre mou, ventre mou…
L’homme – Ah, vous allez voir…
Il bondit sur le bureau.
La femme (triomphante) – Ah, j’aurai tout de même réussi à vous faire sortir de votre réserve, à vous libérer pour quelques minutes de votre gangue de conformisme, de votre gluantisme consensuel !
L’homme – Mais qu’est-ce que vous croyez ? Que vous êtes la seule à avoir des états d’âme ? Moi aussi, figurez- vous, il y a certains jours oùje me demande ce que je fais là, assis derrière ce bureau à écouter à longueur de journée les gens radoter, pleurer sur leur sort, bavasser sur leur enfance incomprise. Moi aussi, figurez- vous, j’ai été un petit garçon avec des rêves, beaucoup d’espoirs : je voulais devenir explorateur, parcourir le monde, rapporter chez moi des malles remplies d’exotisme et que mes parents ouvrent de grands yeux ébahis quand je leur raconterais mes aventures, mes folles équipées dans des déserts, des savanes, sur des torrents impétueux et… et je me retrouve là, sous ce néon, au milieu du néant, tous les jours, à écouter des gens qui… des gens…
La femme – Vous voulez m’en parler…
L’homme – des gens qui m’indiffèrent, qui ne pensent qu’à eux sans arrêt, « moi je » tout le temps, tout le temps ! Tout ce temps qui passe pour rien, à ne rien faire. A ne rien construire…
La femme – Voyez comme ça fait du bien de parler un peu de soi ! D’évoquer son vide intérieur, sa quête de sens.
L’homme – De sensations.
La femme – Voilà, vous avez fait le premier pas, faites-en un autre.
L’homme – Et même plusieurs.
On entend une musique au loin. Il la prend par la taille et esquisse quelques pas de danse. Puis la serre d’un peu plus près.
La femme – Je me suis trompée, vous n’avez pas le ventre mou.
L’homme – Vous, en revanche…
La femme – Non mais dites donc !
L’homme – Ça ne vous plaît pas tant que ça, au fond, que je sorte de ma réserve. Avouez !
La femme – Si c’est pour que vous vous montriez désagréable, non ça ne me plaît pas.
L’homme – Mais si c’est pour que je sois moi-même, que je jette le masque, que vous découvriez enfin ma vraie nature ! Après tout ce temps passé à jouer nos petits rôles bien sagement.
La femme (un peu apeurée soudain) – Oui, mais en restant dans la limite du raisonnable, tout de même.
L’homme (dansant fougueusement) – Ah, maintenant, il faut se montrer « raisonnable » !
La femme – Qu’est-ce qui vous prend ? Mais lâchez-moi.
L’homme (en exagérant) – Oh toi, toi…
La femme (se dégageant brusquement) – Ah, ça suffit maintenant, je déteste la familiarité. On est à deux doigts du vulgaire !
L’homme – Moi qui croyais que toute votre vie, vous aviez lutté contre la rigueur. Celle de votre père, de votre mari. Et au moment où je propose de vous lâcher un peu, pouf, plus personne !
La femme – Ce n’est pas ça, vous mélangez tout. Vous amalgamez.
L’homme – Comment ça, j’amalgame ?
La femme – Oui, vous amalgamez, la fantaisie, le désir subtil et les regards grossiers. Oui, grossiers. Ceux qui vous déshabillent, qui font de vous une pièce de boucherie. Ah, ma mère m’avait prévenue… « Toi, tu supporteras pas, trop de principes, trop de délicatesse, tu ferais mieux de rentrer au couvent ! », qu’elle me disait quand elle était bien beurrée.
L’homme – Vous, bonne soeur, ça me ferait mal, avec tout ce que vous m’avez raconté. Fallait qu’elle ait un sacré coup dans le nez.
La femme – Sous le couvert de la confidentialité.
L’homme – Pardon ?
La femme – Tout ce que je vous ai raconté… sous le couvert de la confidentialité.
L’homme – Bien entendu, qu’est-ce vous croyez. J’amalgame peut- être mais de façon professionnelle. D’ailleurs à ce sujet, si on pouvait avancer un peu…
La femme – On ne fait que ça !
L’homme – Pardon ?
La femme – Avancer, on ne fait que ça !
L’homme – Ben, pas tant que ça. Au fond.
La femme – Avancer, vous n’avez que ce mot à la bouche : le progrès, la croissance, toujours plus ! Comme s’il fallait toujours forcer les choses, quand ce ne sont pas les événements. Contraindre, pousser, forcer. Vous ne pouvez pas nous laisser vivre en paix une fois, une seule fois !
L’homme – Je crains que ce ne soit pas mon rôle.
La femme – Parce que vous savez ce qu’est votre rôle, vous ?
L’homme – Ne suis-je pas votre…
La femme – On est toujours le… de quelqu’un. Moi aussi, je pensais l’être pour mon fils. Quand on les voit, avec leurs yeux perdus… On a beau vouloir, tellement vouloir, on se sent totalement impuissant à les aider. Un jour, j’ai vu dans ses yeux que c’était fini… Et je n’ai rien pu faire… Il avait dix-huit ans… Je m’en veux tellement !
L’homme – Vous voulez dire que votre enfant a disparu ?
La femme – Oui, envolé, mon enfant-migrateur et « je vis désormais sur le continent où vivent les parents en deuil, un endroit comme on dit qui ressemble au reste du monde mais ne l’est pas, où les couleurs sont délavées, où les livres n’émeuvent pas, où la nourriture ne sert qu’à s’alimenter, où chaque respiration est un soupir… »
L’homme – C’est beau…
La femme – Oui, mais c’est pas de moi. Je l’ai lu dans un roman.
L’homme – C’est honnête de votre part de le reconnaître.
La femme – Vous, avec votre rigueur et votre honnêteté !
L’homme – C’est utile parfois, l’honnêteté. Avec les autres, avec soi.
La femme – Ça y est, c’est reparti, vous allez me refaire la morale ?
L’homme – La morale, beaucoup trop compliqué pour moi. Je ne rentre pas là-dedans.
La femme – Vous rentrez dans quoi au juste ?
L’homme – Les chiffres, ma chère, les chiffres, vous le savez bien
La femme – Quel culot ! Vous venez me parler de choses vulgaires, tellement terre à terre alors que, moi, je vous entretenais de sentiments, de deuil, de morale et d’honnêteté. Non mais, quel culot ! Alors que je commençais à faire un transfert. C’est comme ça qu’on dit, hein ?
L’homme – Mais certainement. De combien ?
La femme – Quoi ?
L’homme – De combien, le transfert ?
La femme – Vous rigolez ou quoi ?
L’homme – Pas du tout, vu que je suis votre banquier, je vous demande tout simplement : de combien le transfert… de fonds, je suppose ?
La femme – Comment ça, vous êtes mon banquier…
L’homme – Oui et ça fait maintenant six mois que nous nous voyons régulièrement pour mettre un peu de rigueur dans vos comptes après l’héritage de votre père et croyez-moi, ce n’est pas simple.
La femme – Comment ça l’héritage de… Mon père est mort ?
L’homme – Oui, il y a près d’un an, hélas.
La femme – Mais alors c’est qui l’autre type ?
L’homme – Lequel ? Vous voyez un autre conseiller financier ?
La femme – Mais pas du tout. Ce type qui ne cesse de me poser des questions sur mes actions, mes obligations…
L’homme – C’est bien ce que je disais : vous avez un autre conseiller fin…
La femme – Mais, puisque je vous dis que non ! Vous me fatiguez à la fin, je sais encore ce que je dis. Il me questionne sans cesse sur mes actes, mes engagements moraux.
L’homme – Il s’agit de votre confesseur, sans doute.
La femme – Mais pas du tout, je n’en ai jamais eu. Nous étions une famille de redoutables athées, vous le savez bien, père au premier chef.
L’homme – Mais au contraire, je l’ai toujours vu investir des valeurs proches de la Chrétienté…
La femme – Dites tout de suite que je déraille !
L’homme – C’est une obsession, cette idée qu’on vous accuse de perdre la raison ! Mais parfois, vous semblez tellement…
La femme – Suffit maintenant ! On arrête de jouer !
A partir de cet instant, les deux acteurs quittent effectivement les personnages qu’ils interprétaient jusqu’alors.
L’homme – J’allais te le proposer. On a bien travaillé, non ?
La femme – Effectivement. Bien que tout ça manque encore un peu de rigueur. On dirait que tu as la tête ailleurs… A propos, tu l’as revue ?
L’homme – Qui ça ?
La femme – Elle, cette jeune actrice.
L’homme – C’est une obsession, cette idée… Pardon ! Je croyais que tu t’en foutais.
La femme – Ben, tu vois, en fait pas tant que ça. Tu es mon partenaire depuis tant d’années que…
L’homme – Que ?
La femme – Qu’il me reste comme un sentiment d’appartenance !
L’homme – Je vois. On ferait peut-être mieux de se remettre au travail, non ? Si on reprenait du début ?
La femme – Oui, après tout, la vie qu’un perpétuel recommencement. Avec toi, surtout.
Ils reprennent les mêmes places qu’au début.
L’homme – Mettez-vous à l’aise, je vous en prie. Quelque chose d’important depuis la semaine dernière ? Vous voulez m’en parler ?
Un temps pendant lequel ils s’observent d’un regard plein de soupçons et de reproches, puis noir.