Le Fou du Thé

Il y en a qui aiment bien le thé. Il y en a d’autres qui lui vouent une véritable passion. Au risque d’y laisser leur raison. Comme le personnage principal de cette pièce en un acte dont l’action se déroule dans une petite boutique de thé.

La scène se passe dans une petite boutique de thé. Au fond, des étagères sur lesquelles sont alignées soigneusement de nombreuses boîtes de thé. Devant, un petit comptoir avec une caisse et des accessoires : théières, tasses précieuses, infusoirs, etc. Sur la droite, l’entrée sur rue ; sur la gauche, en fond de scène, la porte de l’arrière boutique. Une belle journée de printemps, en milieu d’après-midi.

SCENE I : LA GERANTE, LISON

La gérante : Lison, vous avez fini de ranger la livraison d’hier ?
Lison (en voix off) : Presque Madame, il y avait pas mal de produits.
La gérante : Combien au juste ?
Lison : Cent vingt-quatre !
La gérante : Tant que ça. A quand remonte la dernière commande ?
Lison : Je ne sais pas, Madame. Mais vous aviez dit qu’il fallait un réassortiment complet de nos meilleurs produits par le début du mois de mai. J’ai fait le nécessaire.
La gérante (inquiète) : Début mai… C’est ma foi vrai, on y est. Et nous sommes le combien au juste ?
Lison : Le six, Madame.
La gérante (paniquée) : Ah mon Dieu…
Lison (passant la tête dans le cadre de la porte) : Quelque chose ne va pas, Madame ?
La gérante : Ah mon Dieu… Lison…
Lison : Oui, Madame ?
La gérante : Mais, c’est horrible…
Lison : Quoi, Madame ?
La gérante (presque en sanglots) : Mais si nous sommes le six, il va venir…
Lison : Qui, Madame ?
La gérante (surprise, presque choquée de la question) : Ah, c’est vrai, vous êtes nouvelle. Vous n’étiez pas là en mai dernier.
Lison : C’est exact, Madame. Vous m’avez embauchée en janvier de cette année.
La gérante : Ah, vous n’êtes donc au courant de rien.
Lison : Et de quoi, devrais-je être au courant, Madame ?
La gérante (agacée) : Non, laissez, laissez. Nous improviserons. De toutes façons, je n’ai plus le temps de vous expliquer.
Lison : Dois-je finir de ranger la commande, Madame ?
La gérante : Bien sûr. Mais faites vite, ma petite. Nous ne serons pas trop de deux quand il sera là.
(On entend Lison s’affairer dans l’arrière boutique)
La gérante : Mon Dieu, comment ai-je pu être aussi négligente… Depuis quelques temps, j’ai l’impression de perdre les pédales. Les choses sont si difficiles depuis que Georges est parti.

SCENE II : LA GERANTE, LE PRETRE

Le prêtre (sirupeux) : Bonjour.
La gérante (ne faisant aucun effort pour cacher sa nervosité) : Bonjour !
Le prêtre : Eh bien, qu’y a-t-il, chère amie, vous n’avez pas l’air dans votre assiette…
La gérante : Il y a mon… mon…
Le prêtre : père…
La gérante : Il y a mon… père, puisque semble-t-il c’est ainsi que je dois m’adresser à vous, il y a qu’aujourd’hui est un jour fort spécial où ma boutique doit recevoir la visite d’un… d’un…
Le prêtre : Poursuivez, chère amie, vous m’intriguez. D’un homme ?
La gérante : Mais oui d’un homme. Pas d’un serpent à plumes !
Le prêtre : Allons, allons… Ne me dites pas que vous vous laissez courtiser votre mari à peine enterré…
La gérante (hors d’elle) : Et puis ça suffit ! Je vais vous dire, mon père, mon cher père, mon p’tit père, quelques vérités. Là, vous êtes toute ouïe, vous êtes prêt à recevoir la parole de madame Charline. Primo, je ne suis pas votre chère amie, ni votre amie tout court. Deuxio, je suis une marchande de thé. Je vends tous les produits que vous voyez ici sagement alignés par la petite Lison à des passionnés, des boit-sans-soif de la théanine, des durs de la feuille de camélia. Et aujourd’hui, c’est l’anniversaire du plus exigeant, du plus extrême d’entre eux. A côté de lui, les ayatollah ont l’air d’adhérents modérés contrits du centre gauche. Vous voyez ce que je veux dire ? Alors si vous imaginez que j’ai du temps à perdre à écouter vos niaiseries…
Le prêtre : Ma fille, ma fille, vous vous emportez…
La gérante : Je ne suis pas votre fille. Bon sang, on a quasiment le même âge ! Je suis peut-être plus vieille que vous.
Le prêtre : Vous n’en avez que plus de charme…
La gérante : C’est qu’il insiste, le bougre ! Il faut vous le dire comment : aujourd’hui pas de temps à perdre à vous écouter. Alors comme vous ne m’achetez jamais rien, je vous le dis tout net : dehors, dehors !
Le prêtre : Ma fille, je veux bien mettre sur le compte du surmenage ce congédiement pour le moins cavalier, surtout pour une personne de ma condition. Et je vais de ce pas secourir d’autres esprits moins échauffés. Mais je reviendrai sans tarder m’enquérir de la quiétude de votre âme.
La gérante (au prêtre sorti dans la rue) : C’est cela, ne vous pressez pas. Mon âme et moi, on a besoin d’un peu de temps et d’un peu de calme ! Mon Dieu, manquerait plus qu’il arrive. Ah, juste ciel, mais c’est lui au coin de la rue !

SCENE III : LA GERANTE, LISON, LE FOU

Le Fou entre comme s’il pénétrait dans un lieu saint, la tête légèrement inclinée comme on le fait dans les processions. Son regard balaie lentement les rayonnages. De temps en temps, il fait des Oh et des Ah. Madame Charline se tient raide derrière la caisse, comme au garde-à-vous. Un sourire crispé s’affiche sur son visage lorsque le regard du Fou arrive sur elle.
Le Fou : Ah, vous êtes là, toujours fidèle au poste…
La gérante : Oui, toujours… Vous revoir est…
Le Fou : Une grande émotion. Oui pour moi aussi.
La gérante : Oui, c’est cela, évidemment. J’espère que…
Le Fou : Ne vous inquiétez donc pas. Ne vous embarrassez pas de détails. Vous respirez, vous vivez presque chaque jour dans un des endroits les plus merveilleux qui soit, entourée de ces trésors, de ces senteurs, de ces…
La gérante : Nous essayons de faire de notre mieux pour satisfaire notre clientèle.
Le Fou : Voyons, Madame Richard, vous…
La gérante : Charline, je m’appelle Madame Charline.
Le Fou : Dieu, où avais-je la tête ? Charline, oui bien sûr. Ce n’est pas juste une question de clientèle. Votre mission est bien plus importante, bien plus noble.
La gérante : Nous en avons déjà discuté par le passé et voyez-vous, je ne sens pas tellement envahie…
Le Fou : Investie, vous voulez dire, investie d’une mission.
La gérante : Investie, oui si vous voulez.
Le Fou : Mais vous l’êtes, que vous le vouliez ou non. Vous devriez mieux faire la promotion de cette boisson merveilleuse qui ouvre le coeur, le corps et l’esprit. C’est la boisson la plus bue dans le monde ! Comprenez-vous bien cela ?
La gérante : Ah, mais il y en a bien d’autres. Le vin, la bière, peut-être pas. Mais le Coca, tiens, le Coca.
Le Fou : Mais enfin, Madame Rich… Charline, vous n’allez pas comparer une infusion de Camelia Sinensis à un vulgaire soda ?
La gérante : Bien sûr que non, mais en termes de quantité ingérée.
Le Fou : Et bien, là, non plus, vous vous trompez. Le thé est la boisson la plus bue au monde. Les meilleurs experts l’affirment, un point c’est tout. Et puis franchement, surveillez votre langage : parler de quantité ingérée pour une boisson aussi noble… Nous ne sommes pas chez un vulgaire épicier que je sache !
La gérante (s’étranglant à demi) : Ecoutez, Monsieur, Monsieur le F…
Le Fou : Le Fou, Le Fou du Thé, oui n’hésitez pas ! Je revendique haut et clair cette dénomination !
La gérante (explosant) : Monsieur, qui que vous soyez, ou qui que vous croyiez être, ça suffit ! Vous n’imaginez pas dans quel état me met chacune de vos visites ! Alors, soit vous cessez là vos critiques insensées, soit vous sortez !
Le Fou : C’est ainsi que vous le prenez ! Et moi qui essayais de vous aider…
La gérante : de m’aider ? Mais pour qui vous prenez-vous ? Vous pensez que je ne suis pas capable de me débrouiller toute seule ? Sachez que j’ai fait des études, moi, Monsieur ! En Angleterre ! Je sais tout du thé, bien plus que vous ne l’imaginez. Des thés, devrais-je dire : les Ceylan, les Assam, les Darjeeling, aucun n’a de secret pour moi.
Le Fou (moqueur) : Et c’est cette plate énumération que vous appelez tout savoir du thé ? Mais connaître le thé va bien au-delà de cela. On s’y adonne corps et âme.
Lison (passant une tête avec un carton) : Madame Charline, ce sont les nouveaux Oolong. Où voulez-vous que je les mette ? (elle s’aperçoit que la situation est comme tendue avec le client). Ça va, Madame Charline ?
La gérante : Oui, tout va bien, ne vous inquiétez pas. (à part à Lison) Mais j’ai l’impression qu’on va y avoir droit.
Lison : A quoi ?
La gérante lève les yeux au ciel. Le Fou aperçoit Lison.
Le Fou : Ah, mais cette charmante enfant est la petite nouvelle ? Et quels trésors tient-elle entre ses petites mains ?
Lison : Oui en effet, Monsieur, je suis la nouvelle assistante de Madame. (à part à La gérante) Je crois que je commence à comprendre. Ce sont de nouveaux thés Oolong que nous venons de recevoir, Monsieur, que je tiens entre mes mains.
Le Fou (comme en extase) : Pouvez-vous répéter ? Vous dites cela tellement bien.
Lison (se prêtant au jeu et insistant sur le Ooo comme si elle envoyait un baiser) : ce sont les nouveaux Oolong que nous venons…
La gérante (très sèchement) : Voyez-vous, Monsieur, nous avons nos impératifs, Lison doit finir rapidement de ranger cette commande.
Le Fou : Vous avez raison, je me laisse aller. Je m’extasie pour un rien. Mais c’est un peu de votre faute, tout m’enchante dans cette boutique.
La gérante : Nous faisons de notre mieux, Monsieur. Au fait, qu’est-ce qui vous ferait plaisir en ce jour un peu spécial, non ?
Le Fou : Ah, vous n’avez pas oublié. Oui, c’est mon anniversaire, il est vrai. Mais chaque jour est un peu spécial quand on voue sa vie au thé, chaque jour, Madame Rich… Charline. Chaque jour que Dieu fait, vous m’entendez !
La gérante : Oui, oui, je vous entends, pour ça je vous entends…
Le Fou : Et c’est une passion dévorante, vous savez.
La gérante : Ah ?
Le Fou : Ainsi, moi, j’avais une famille. Les premières années, la pureté de mon infusion de Darjeeling du matin m’aidait à prendre le large, rempli d’énergie, pour aller gagner notre vie. Puis, quand les enfants eurent grandi, il m’est devenu de plus en plus difficile de m’arracher à la contemplation et à la dégustation de mon bol de thé. Le rituel de la préparation devenait de plus en plus long au lever du soleil. Ou s’il faisait encore nuit noire, j’allumais une bougie pour que sa flamme fasse danser ses reflets dans le liquide aimé. Mes yeux ne pouvaient alors s’en détacher. Je restais là, fasciné, dans mon vieux peignoir. Après quelques semaines, je perdis mon travail et je pense qu’une certaine jalousie s’était installée entre ma théière et ma femme qui me quitta rapidement. Je pus alors m’adonner, corps et âme, à la voie du thé, au Chadô. Vous voyez ce que je veux dire ?
La gérante : Euh, non…
Le Fou (lyrique) : Adopter la voie du thé, c’est bien sûr préparer le thé selon un certain rituel, mais c’est aussi manger, boire, discuter des choses de la vie… C’est une rencontre, certes avec le thé, mais surtout avec un lieu, des êtres humains, une façon de penser, d’échanger et de se comprendre. Le Chadô, c’est une discipline complète de l’homme sur la voie de son accomplissement, pour qu’il jouisse pleinement de tout et de tous ceux qui l’entourent, en les respectant infiniment.
La gérante : Dieu merci, tous nos clients ne sont pas comme vous !
Le Fou : Mais ils devraient l’être, je vous l’assure ! Et l’alcool devrait disparaître au profit du…
La gérante : Thé. Remarquez, vu sous cet angle, mes affaires ne s’en porteraient que mieux !
Le Fou : Ah, Charline…
La gérante : Madame Charline, j’y tiens.
Le Fou : Comme il vous plaira. Mais que vous êtes terre à terre. Ce n’est pas une question d’affaires. C’est de l’âme humaine dont il s’agit. Avec le thé, l’esprit s’envole; il s’abrutit avec l’alcool.
(Lison a définitivement quitté la remise et s’est immobilisée dans le cadre de la porte, de plus en plus captivée par les propos du Fou)
Le Fou : Mais l’ascension n’est pas sans danger.
La gérante (moqueuse) : Oui c’est bien connu, plus on prend le thé tard, moins on a le thé haut. Ah, ah.
Le Fou (ignorant complètement cette tentative d’humour) : Quelquefois le thé me fait prendre conscience de l’infinie relativité de mon existence, minuscule feuille de conscience sur une planète incertaine dans un univers inconnu. Alors il me semble que la théanine, ou les antioxydants ou les flavonoïdes, ou que sais-je encore, ouvrent un peu plus grand les portes de mon esprit.
Quand je vois des estropiés dans la foule du métro, des jeunes femmes charmantes au visage lacéré parce qu’elles sont passées au travers d’un pare brise un soir de cuite de leur abruti de mari, qui ne peuvent plus sourire, mais dont les yeux reflètent encore toute la tendresse du monde, une fois rentré chez moi sous les toits, c’est le thé qui me console de ce triste spectacle. Je garde longtemps ma tasse au creux de mes paumes ouvertes en pensant : ils sont cabossés, abîmés, chahutés, chamboulés, mais ils sont vivants, eux. Alors, je plonge mes lèvres dans la liqueur aimée, elle m’apaise et me tient un temps éloigné du royaume des Morts.
La gérante : Excusez-moi, je ne vous suis plus très bien. Vous êtes certain que vous n’ajoutez rien à votre thé ?
Le Fou : Certain, le thé se suffit à lui-même pour me libérer des soucis du quotidien. Mais plus j’avance, plus les raisons de ma présence ici, maintenant, devant vous, me sont obscures. Il suffirait d’une légère bourrasque chaude et asséchante pour que je quitte ma branche et virevolte au gré du vent, léger et sans but aucun, comme une feuille de thé qui se serait détachée de sa branche.
La gérante : Oui, vu sous cet angle, je suis à la tête d’un véritable trafic de stupéfiant.
Le Fou : Mais le mot est juste, Madame Charline, le thé est stupéfiant. Et il alimente mes fantasmes les plus intimes. Il y en a qui rêvent de baignoires de champagne où ils se prélasseraient avec des petites Darling. Mais moi, c’est dans un bain de Darjeeling que je voudrais honorer une charmante compagne.
La gérante (devenant vulgaire) : Alors, je vous en mets pour une baignoire de combien de litres ?
Le Fou : Ah, que vous êtes terre à terre. Ce n’est qu’un rêve, une vue de l’esprit… De toutes façons, je n’oserais jamais !
La gérante : Vous avez tort, ça serait bon…
Le Fou : …pour votre petit business, je sais. Mais j’aurais trop la sensation d’être un misérable si je mélangeais la luxure et le thé. Déjà que j’ai parfois la sensation d’être un vulgaire imposteur : ai-je le droit de me délecter d’une boisson aussi délicieuse ?
La gérante : Oh, que oui, ne vous gênez surtout pas. Mais maintenant, si vous le permettez, il va falloir que nous nous remettions au travail.
Le Fou : Oui, je m’égare, je m’égare. Mais où va le monde si l’on ne peut plus parler de thé dans un magasin de thé ?
Lison : Moi, je trouve que c’est beau ce que vous dites. Y’a pas dire, ça me change du rangement de la remise.
La gérante : Dites donc, Lison, vous êtes gentille mais il faudrait peut-être vous remettre au boul… au travail. S’il vous plaît.
Lison : Alors, c’est fini…
Le Fou : Non, ce n’est pas fini, belle enfant. Laissez-moi vous dire encore que lorsque les idées noires envahissent mon cerveau et qu’il finit par ressembler à un plat d’anguilles, noires, gluantes, terriblement gigotantes, c’est le thé qui me donne la force de faire semblant d’être heureux.
La gérante (à part) : Ah ben là…
Lison : Ah moi, j’aimerais bien…
La gérante (sèchement) : Ah vous, n’en rajoutez pas !
Le Fou : Du calme, laissez-la s’exprimer enfin. Vous aimeriez bien quoi, petite Lison ?
Lison : Ben, en être une, quoi. Une anguille pour gigoter terriblement !
La gérante (criant) : Suffit, on vous a pas sonnée !
Le Fou : Vous ne vous sentez pas bien, Madame Charlier ?
La gérante (courroucée) : Charline ! Mon nom, c’est Charline ! Maintenant, du balai, Lison l’anguille va retourner gigoter dans la remise et moi, je vais reprendre ma comptabilité.
Le Fou : Comment ? Ai-je bien saisi ? Vous me congédiez comme un vulgaire représentant ?
La gérante : Je ne vous congédie pas. Loin de moi cette pensée, mes clients sont souverains tant que je tiendrai cette boutique. On a bien rigolé, mais maintenant ça suffit : on va se remettre à boss… à travailler. Comme d’honnêtes commerçants.
Le Fou : Mais votre travail ne consiste-t-il pas à vous occuper de vos clients ?
Silence gêné. Lison repart discrètement dans la remise. Au bout d’un moment, la gérante pousse un profond soupir.
La gérante : Dites donc, vous êtes tous les jours comme ça ou c’est parce que c’est votre anniversaire ?
Le Fou : Comme ça, quoi ?
La gérante (très lasse) : Ne me forcez pas à être vulgaire !
Le Fou : Je ne vous force pas, je n’y suis pour rien si…
La gérante (excédée) : Dehors, la porte, du balai !
Le Fou : Soit, je sors. Je sais me retirer lorsque je ne suis plus désiré. Adieu, mais à compter de cet instant je ne fais plus partie de votre clientèle.
La gérante (entre ses dents) : Bon débarras !
Le Fou : Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte. Mais sachez, Madame, qu’avec moi, c’est l’esprit du thé qui vous quitte. Je ne voudrais pas dire, mais c’est assez grave. Vous avez une idée de ce que cela signifie ?
La gérante : Non et je m’en fiche complètement.
Le Fou : Peu importe, je m’en vais vous l’expliquer en quelques mots. A partir du moment où j’aurai passé le seuil de cette porte, aussi contraint que contris, le contenu de vos merveilleuses boîtes ne vaudra plus rien, comme si on les avait remplies avec du gazon.
La gérante (criant) : Je m’en fous, foutez-moi le camp, je m’en fous…
Attirée par les cris, Lison sort de la remise.
Lison : Qu’est-ce qu’elle a ?
Le Fou : Elle a perdu la foi.
Lison (incrédule) : La quoi ?
Le Fou : La foi. Elle ne croit plus aux vertus fondamentales du thé, autant qu’elle fasse commerce de tisanes…
La gérante commence à sangloter. Lison apitoyée s’approche.
La gérante (entre deux hoquets) : Ah fichez-moi la paix. Et si vous alliez lui montrer les trésors cachés de la remise que je puisse reprendre mes esprits quelques minutes ?
Lison (folle de joie) : C’est vrai, je peux ? Venez, venez, Monsieur Le Fou.
Le Fou : Comment résister à pareil appel ? J’arrive, j’arrive.
Ils sortent vers la remise. Entre le prêtre.

SCENE IV : LA GERANTE, LE PRETRE

Le prêtre : Ma fille, ma fille, je n’étais pas loin. J’ai tout entendu. Vous avez perdu la foi ?
La gérante (redoublant de sanglots, se mouche bruyamment) : Mais qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui ?
Le prêtre : Ecoutez Charline, derrière l’austère fonction qui est la mienne, il y aussi une homme. Un homme dont le coeur bat plus fort quand il pénètre dans cette boutique.
La gérante lève des yeux effarés vers le prêtre, au-dessus de son mouchoir.
Le prêtre : Oui, c’est cela regardez-moi. Je n’ai pas peur de me dévoiler aujourd’hui. Mes sentiments ne datent pas d’hier, comme tu le sais. Nous étions toi et moi en voyage en Inde, à Darjeeling, il y a trente ou quarante ans de cela. Nous étions partis ensemble un peu pour mettre à l’épreuve ce sentiment vif et neuf qui nous liait, alors que nous n’étions encore que des étudiants. Tandis que nous parcourions cette région splendide, tu t’es prise de passion pour le théier, sa culture, la cueillette de ses feuilles, les soins qu’il fallait y apporter. Et tu as voué ta vie à cette plante jusqu’à en devenir une des meilleures spécialistes. Jusqu’à m’exclure de ta vie, brutalement.
La gérante : C’est pas vrai ? C’est toi ?
Le prêtre : Eh oui, Charline, ouvre les yeux, la mémoire te revient enfin.
La gérante : Jean-Claude, mais qu’est-ce que tu fais là ?
Le prêtre : Je suis un survivant. J’ai survécu grâce à la foi…
La gérante : Mais tu étais le pire des anars…
Le prêtre : Les aléas de la vie, Charline, les aléas…
La gérante : Ah, on pas ça. Tu me l’as assez sortie cette excuse. A chaque fois que tu faisais une connerie, j’y avais droit. J’ai perdu le fric du loyer au poker, les aléas de la vie. J’ai engrossé Machine, les aléas de la vie. Et allez donc.
Le prêtre : Tu ne m’as pas pardonné mes erreurs de jeunesse, n’est-ce pas Charline ? Mais on change, tu sais, on change. La preuve, tu ne m’as même pas reconnu, toutes ces années où je venais discrètement visiter ta petite échoppe.
La gérante : C’est vrai, tu es tellement calme, posé. On dirait même que la forme de ton visage a changé, qu’il s’est allongé, qu’il s’est empreint de gravité. Je me demande bien quels aléas de la vie ont opéré en toi une telle transformation ?
Le prêtre : On les appelle Dieu, tout simplement.
La gérante : Ben, voyons donc ! Mais ils vont me rendre folle aujourd’hui ? Ils peuvent pas me laisser vendre du thé tranquillement. C’est pas compliqué ça. Des boîtes avec des feuilles dedans. Moi, je mets ça dans des petits sachets. Et les clients passent à la caisse. Mais y’en a un qui prétend que l’esprit du thé va me quitter, l’autre qui va me dire que je n’ai pas la foi. Mais qu’on me foute la paix, à la fin. Et surtout qu’on me laisse ranger ma boutique. Lison ! Où est-ce qu’elle traîne celle-là encore ? Lison !

SCENE V : LA GERANTE, LISON, LE PRETRE

Lison apparaît à la porte de la remise, un peu ébouriffée.
Lison : Oui, madame Charline ?
La gérante : Ah enfin ! Mais qu’est-ce que vous fabriquiez ?
Lison (avec un gros clin d’oeil) : Je me familiarisais avec l’esprit du thé, Madame.
Le prêtre : Ah, la brave petite. Elle prend soin de son âme.
La gérante : Jean-Claude, on ne t’a pas sonné !
Lison : Jean-Cl…
La gérante (la coupant avec énervement) : Oui, c’est comme ça qu’il s’appelle dans le civil.
Lison : Et vous vous connaissez… dans le civil ?
La gérante : Mais non, mais non, qu’est-ce vous allez vous imaginer !
Le prêtre : Ma fille, dois-je vous rappeler que c’est pécher que mentir ?
La gérante : Bon, on s’est connus. Il y a longtemps, très longtemps, voilà. Assez bavardé, vous avez fini de ranger la remise ?
Lison : C’est en bonne voie, Madame. Celui que vous appelez Le Fou m’a donné un bon coup de main.
La gérante : Où cela ?
Lison : Comment ?
La gérante : Un coup de main, où cela ?
Lison : Madame, voyons !
La gérante : Ça ne m’étonnerait pas de ce cinglé !
Lison : Ne dites pas cela, Madame. C’est un homme charmant.
La gérante : Charmant ou pas, méfiez-vous, Lison. C’est moi qui vous le dis. Avec les hommes…
Le prêtre : Allons ma fille, un peu d’indulgence, les hommes ne sont pas tous mauvais. Dieu ne l’a pas voulu ainsi.
La gérante : Oh toi, ça va. Laisse le bon Dieu là où il est. Il n’est jamais entré dans ma boutique et je m’en suis toujours bien trouvée. J’entends bien que cela continue ainsi. Puisqu’on a ouvert le sujet, tu peux rejoindre tes ouailles, rien ne te retient ici que je sache. Alors, tu ouvres la porte, tu fais sonner la petite clochette et bye.
Le prêtre (changeant de ton, sous le regard médusé de Lison) : Ah non, Charline, tu m’as déjà fait le coup il y a trente-deux ans. Je ne me laisserai pas faire cette fois.
Lison (gênée) : Mais qu’est-ce qu’il veut dire, Madame ?
La gérante : Hein, qu’est-ce que je vous avais dit, Lison ? Les hommes !
Le prêtre : Allons, Charline, tu ne vas pas à nouveau me congédier. Aujourd’hui, tu es libre à nouveau. Et nous avons besoin l’un de l’autre. Ni le thé, ni le temps, ni même Dieu n’ont pu effacer notre passion…

SCENE VI : LA GERANTE, LE PRETRE, LISON, LE FOU

Le Fou (qui vient de surprendre les paroles du prêtre) : Erreur, Monsieur, regrettable erreur. Le thé efface toutes les passions pour celui qui le découvre. Il prend possession de vous, vous façonne à sa manière, vous fait voir la vie en vert, celui de ses feuilles, de sa poésie, profonde, inspirante, enivrante.
Le prêtre (de plus en plus vulgaire) : Charline, c’est qui ce gugusse ?
La gérante : Ah lui, laisse tomber, c’est son anniversaire et il plane un peu. Pas méchant, au fond !
Le Fou : C’est cela, n’allez pas énerver ce pauvre niais, ce gentil rêveur qui ne ferait pas de mal à une mouche ! Mais si vous saviez, madame Chartrand…
Le prêtre : Mais tu as entendu comment il t’a appelée ?
La gérante lui fait signe de laisser tomber.
Le Fou (poursuivant comme si de rien n’était) : …comment le thé m’inspire des désirs fous, inavouables. Celui de mettre fin à toute cette hypocrisie qui nous entoure, de répondre à ces provocations de plus en plus violentes. (Il crie maintenant) Ah non, il ne fallait pas tirer sur Marie-Charlotte un soir de concert, non pas Marie-Charlotte. Comment les punir ceux qui ont osé faire cela ? Mais en les privant de thé bien entendu, jusqu’à ce que le manque horrible vienne les faire se tordre de douleur, qu’ils rampent comme des vers gluants gigotant terriblement. Ah l’esprit du thé, c’est un vent de folie sur un quotidien morne, qui se rappelle à vous sans cesse. L’esprit du thé, mais c’est terrible ce qu’il peut vous faire faire.
Comme il gesticule de plus en plus, la gérante tente de protéger les bibelots fragiles.
Le Fou (soudain bouleversé par la passion) : Il peut transformer votre vie en une demi-seconde, supprimer tous les voiles qui vous aveuglent comme la cataracte et vous faire réaliser que plus rien n’a d’importance pour vous que le charme d’une jeune femme, que son souffle sur votre joue compte plus que le vôtre… (il s’approche de Lison) Que plus jamais, vous ne pourrez vous déplacer sans lui tenir la main, que vous serez aveugle si son regard ne croise plus le vôtre.
Le Fou et Lison sont face à face, premier plan, désormais à quelques centimètres l’un de l’autre. Derrière, la gérante et le prêtre sont visiblement émus. Lison s’approche encore, ils s’embrassent délicatement du bout des lèvres.
Le Fou (éperdu, récitant) : « Ah qu’il est merveilleux ce thé, cueilli avant que la brise aimable ait balayé les perles de glace de ses feuilles et dont les minuscules bourgeons brillent comme l’or. Cueilli frais encore, et son parfum exhalé par la torréfaction, sa bonté essentielle a été préservée et rien n’a été gaspillé. »
Le prêtre : Ils sont beaux, Charline, comme ils sont beaux. Prions pour eux, Charline, pour qu’ils ne connaissent pas les affres de la passion.
La gérante : Prier, moi jamais. Je vais formuler des voeux sincères de bonheur. En toute simplicité. (Cinq heures sonnent) Et puis, tiens, c’est l’heure du thé.
Lison (sortant de sa torpeur) : Oui, prenons le thé. Ensuite, nous partirons. J’ai envie de revoir ma Bretagne. Viendrez-vous avec moi ?
Le Fou : Au bout du monde, Lison, j’irais avec vous. Au bout du monde. « Mais en attendant, comme dit Okakura, si nous savourions une tasse de thé. La lumière de l’après-midi éclaire les bambous, l’eau des fontaines gazouille avec délice, le soupir des pins chuchote dans le chaudron de fonte. Rêvons d’évanescence et abandonnons-nous à la folle beauté des choses. » (Ils rêvent) Ah, un instant, Lison : il y a du thé en Bretagne ?
Lison : Mais oui, mon grand Fou, ne vous inquiétez pas !
(Ils s’embrassent. Noir.)