Hochelaga, Hochelaga

C’est une belle soirée d’automne, au souffle doux, où les arbres ont troqué leur verdure pour un feuillage multicolore, où le rouge le dispute à l’orange et au jaune, dans chaque quartier, dans chaque rue de la grande cité, qui s’étend sur des kilomètres en bordure du fleuve, là-bas de l’autre côté de l’Atlantique, au pays des castors et des orignaux, au Canada.

Ce soir-là, il finit une journée de travail sans histoire, dans son bureau au dix-neuvième étage d’une grande tour au centre de la ville que l’on appelle aujourd’hui Montréal. Avant de sortir de son bocal, petit mais avec une vue imprenable sur le fleuve impétueux, il s’est dit qu’il n’a pas envie de s’engouffrer dans le métro : la lumière est trop belle sur cette nature aux mille couleurs pour ne pas en profiter. Pourquoi ne pas rentrer à pied, même si cela prendra un peu de temps ? Et puis, s’il se perd, son GPS le ramènera sur le droit chemin. Mais en fait, c’est très simple : toujours plus à l’est, toujours plus à l’est, et pas très loin du bord du fleuve. Pas besoin d’être un grand explorateur pour arriver à rejoindre son logement : il lui suffira de suivre le cours d’eau pendant quelques kilomètres…

Plus question de changer d’avis; il a rapidement quitté le quartier des affaires en direction de l’est de la métropole et marche désormais d’un pas souple et décidé, le soleil couchant dans le dos. Il voit déjà se profiler les piles de l’immense pont métallique qui enjambe près de trois kilomètres d’eau agitée. Sa marche le rapproche du cours d’eau, satisfaisant son désir de voir les reflets du couchant sur ce gigantesque miroir en mouvement. Bientôt il se trouve sur une promenade aménagée légèrement au-dessus de l’eau : quelle puissance dans les flots et pourtant le courant est régulier, pacifique, et rien ne semble pouvoir l’arrêter, jamais.

Le jour baisse. A la brunante, des mouettes se dessinent en ombres chinoises dans les derniers rayons orangers. Il a complètement oublié la ville, son agitation, ses vrombissements, ses sirènes, ne perçoit plus que des cris d’oiseaux qui tranchent sur le roulement sourd des eaux. Tout animé par sa joie, il distingue, sans presque la remarquer, au milieu du fleuve comme une forme allongée. Bientôt, il n’y prête plus attention, pensant que ses yeux lui jouent des tours, alors que la nuit s’est quasiment installée. Ses jambes continuent à le porter et il se déplace un bon moment comme cela automatiquement, très surpris de ne ressentir aucune fatigue, aucune lassitude : depuis combien d’années n’a-t-il pas parcouru une aussi grande distance à pied ?

Et puis son regard se porte à nouveau sur le fleuve, il fait complètement nuit désormais. La forme allongée, a suivi comme lui le sens du courant et s’est rapprochée de la rive. Il n’en croit pas ses yeux. C’est une frêle embarcation: on dirait, mais oui, on dirait une petite chaloupe. Incroyable, il y a belle lurette qu’il n’y en a plus sur le fleuve. Il s’arrête, s’appuie fermement à la balustrade et fixe l’embarcation. Il lui semble distinguer un homme qui gesticule, agite les bras… Avec la noirceur de plus en plus dense, il a du mal à distinguer. Il patiente quelques instants, scrutant toujours les eaux mouvantes, de plus en plus intrigué. Soudain, ces mouvements… Oui, ce sont bien ceux d’un homme qui manipule des pagaies sur un canoë. Un canoë ? Sur le Saint Laurent ? A Montréal ? En l’an 2000 ?

L’embarcation s’approche maintenant de la rive et il commence à distinguer la silhouette de l’homme : un dos parfaitement droit, une nuque fière, une chevelure blanche avec une longue queue de cheval : c’est un vieil Indien. On dirait qu’il vient à lui dans son embarcation. Pétrifié par cette vision, il reste appuyé, les jambes un peu molles, non en raison de la marche qu’il vient d’accomplir mais plutôt à cause de l’émotion que provoque en lui cette vision surgie d’un lointain passé. Le canoë n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres de la rive. Plus de doute, il vient droit sur lui, ou plutôt sur un petit embarcadère aménagé à cet endroit du fleuve : enfin, il se décide à bouger pour descendre les quelques dizaines de marches qui le mènent au ponton. Il y arrive presque à l’instant où le canoë touche les piliers de bois : l’Indien immobilise l’embarcation et lui fit signe de monter et de s’asseoir au fond du canoë comme lui.

Assomaha, assomaha* ! gronde le vieil homme d’une voix puissante. Que veut-il dire ? Il n’en sait rien mais sans se poser de questions — une intuition, le ton impérieux de son interlocuteur — il prend place dans le canoë. L’Indien semble satisfait, un sourire énigmatique éclaire son visage profondément marqué par le temps. Sans perdre un instant, avec une habileté inconcevable, il fait faire demi tour au canot et reprend la direction des eaux profondes du fleuve. Il navigue avec aisance, se jouant des remous puissants. En un rien de temps, ils se trouvent à plus d’un kilomètre de la rive et l’allure ralentit : le vieil homme a maintenant rangé ses pagaies et semble s’émerveiller de la puissance des eaux qui les portent.

Soudain, pointant un index en direction de l’autre rive, l’Indien répéte avec la même impétuosité : Assomaha, assomaha ! Il porte son regard et tout d’abord ne distingue rien dans la nuit de la rive sud du fleuve. Dubitatif, il se tourne vers le vieil homme qui répète : Assomaha, assomaha ! Alors il scrute l’horizon dans la direction indiquée et perçoit comme un halo de lumière gigantesque qui retint son attention pendant de longues minutes jusqu’à ce qu’il réalise : la lune, la lune énorme, presqu’orangée, est en train de se lever là-bas. Les deux hommes fixent longtemps l’horizon, bercés et comme hypnotisés par les mouvements de l’eau, jusqu’à ce qu’elle répande sa lumière mélancolique sur le miroir magique du fleuve. Assomaha, assomaha ! répéte, dans un souffle, l’Indien émerveillé.

Il se retourne pour contempler l’autre rive qu’il pense toujours illuminée : mais plus de trace de la ville. Sous la lumière argentée de la lune, il découvre pour la première fois, alors qu’il vit ici depuis des années, les maisons longues d’un village indien. Autour du village entouré de palissades de bois, pour se protéger des rôdeurs nocturnes, se trouvent des terres soigneusement cultivées. Mais sa vision embrasse une paysage bien plus vaste. Il distingue ce carrefour des eaux gigantesque, cet archipel de près de trois cents îles que l’on nomme Hochelaga, autrement dit le barrage des castors. Toute une population vit ici en harmonie avec la nature, les oiseaux, les chevreuils, les orignaux, les visons et puis les saumons, les maskinongés, les achigans du fleuve. Il se retourne vers l’Indien, des larmes plein les yeux : Hochelaga, Hochelaga, dit celui-ci, décrivant de son bras un arc de cercle immense, comme pour indiquer l’étendue et la richesse de l’endroit.
— Sèche tes larmes, reste fier comme nous l’avons toujours été, ordonne doucement l’Indien.
— Mais qui es-tu ? demande-t-il dans un sanglot étouffé.
— Je faisais partie de ceux que vous avez emmenés en France, il y a près de cinq cents ans, avec mon chef Donnacona. Tu connais ce nom ?

Cela lui évoque vaguement une émission culturelle, peut-être un reportage ennuyeux sur les autochtones. Le vieil homme poursuit :
— Nous n’avons pas été malheureux, plutôt bien traités. Mais nous avons perdu notre bien le plus précieux : notre liberté dans notre grand pays, tout proches du Grand Esprit par les forêts, les rivières…
— Mais je n’y suis pour rien, je n’ai jamais mis les pieds en France, je suis né ici.
— Je sais. Mais tes ancêtres sont des Français que j’ai bien connus et qui étaient devenus mes frères de sang. Je leur ai fait une promesse : montrer à leur descendance à quoi ressemblait Hochelaga, mon pays, à l’époque où j’y vivais en harmonie avec tout ce qui pousse, tout ce qui frétille, tout ce qui bourdonne, tout ce qui brame, tout ce qui grandit à la chaleur du soleil, à la fraîcheur des eaux, tout ce qui vit ici. Enfin ce qui vivait ici. Mon corps est resté là-bas; mais moi, toutes les nuits de pleine lune, je suis venu surveiller la descendance de mes amis qui ont émigré ici. Je te connais depuis que tu es tout petit et depuis des années, je sais que c’est avec toi qu’il faut que je tienne ma promesse. Voilà, c’est fait : pour toujours, au fond de toi, tu garderas cette image d’Hochelaga, avec ses centaines d’îles, ses rivières, Hochelaga endormie en paix sous la lumière argentée de la Lune : Assomaha, assomaha !

Il ne sait pas précisément comment il regagne la terre ferme cette nuit-là. Ce n’est certainement pas son GPS qui l’a aidé. L’Indien lui a montré les étoiles du firmament qui lui serviront pour toujours de guide. Il reprend ses esprits dans le parc Champêtre en bordure du fleuve. Il ne lui reste que quelques centaines de mètres à franchir pour retrouver son logement dans le quartier populaire d’Hochelaga-Maisonneuve. La ville a petit à petit recouvert de sa croûte stérile d’asphalte et de béton un territoire immense dont il aura désormais toujours conscience.

Il n’est plus qu’à quelques mètres de l’entrée de son immeuble, quand il est dépassé par un jeune couple attardé sous la pleine lune, marchant enlacé comme deux lianes, se tenant étroitement par l’épaule et par la taille, se promettant l’un à l’autre une étreinte toute proche après une nuit d’ivresse dans les bars de la ville.
— Comme l’air est doux ce soir, mon amour, murmure l’homme dans un souffle.
— Normal, c’est l’été des Indiens, répond la jeune femme dans un sourire radieux.


* La Lune, en laurentien, langue iroquoienne