Rosanna

Rosanna avait déjà la main sur la porte, le sac sur l’épaule lorsqu’elle lança à Johanne sur un ton déterminé.
– Johanne, je m’en vais.
– Déjà, mais il est même pas onze heures. Tu n’es pas bien ?, demanda son amie.
– Si au contraire, je me sens très bien, légère même.
– Mais je ne t’ai jamais vu partir au beau milieu d’un party.
– Bien, il faut une première fois. Viens que je t’embrasse et ne sois pas fâchée surtout. Ciao.

Rosanna descendit souplement les marches de l’escalier délicatement courbé qui menait au trottoir de la rue Berri. En cette fin de mois de juin, l’air était délicieusement doux sous les arbres et la jeune femme éprouva un fin plaisir à goûter l’air libre. Ce n’était pas qu’elle s’ennuyait chez Johanne – il y avait là une bonne trentaine de personnes charmantes dont une douzaine de garçons plus qu’acceptables – mais elle ne s’était pas sentie à l’aise ; elle avait eu la sensation que c’était la millième fois qu’elle vivait cette situation : elle allait boire trois ou quatre bières, histoire de se mettre dans l’ambiance, se mettrait à danser avec Pierre, Paul, Jacques, irait ensuite écluser quelques rasades de sa flasque de whisky, histoire d’être totalement désinhibée, se laisserait embrasser par Réjean, Marc ou Fabien pour finir dans le lit de Richard ou David ou des deux à la fois. Stop ! Pas ce soir, avait-elle pensé en se resservant son quatrième verre d’eau de source, demain peut-être, mais pas ce soir… Un quart d’heure après, elle allait chercher son sac dans la chambre de Johanne, immédiatement filée au train par Jonathan qu’elle avait évincé sans ménagements. Non, pas ce soir, Jonathan, ni toi, ni aucun autre !
Presqu’instinctivement, Rosanna se dirigea vers la station de métro Mont Royal qui se trouvait à deux pas de chez son amie. Arrivée devant l’entrée, la lumière blafarde des néons la fit changer d’idée : il faisait si bon et pour une fois qu’elle se sentait tout à fait en forme pour marcher au milieu de la nuit, pourquoi ne pas faire un bout de chemin à pied ? Humant l’air qui rafraîchissait le plateau Mont Royal après une journée étouffante, Rosanna se mit en route, adoptant une souple démarche dans ses chaussures confortables, sa robe légère de coton noir frôlant ses cuisses élancées au rythme du balancement de ses hanches. L’exercice lui fit le plus grand bien : la jeune femme retrouvait le plaisir de parcourir sa ville la nuit, autrement qu’avachie sur le siège d’une automobile entre deux bars. Ecrasée par le travail – après une brillante maîtrise en communication centrée sur l’information au service des entreprises, la jeune femme avait débuté sa carrière au magazine Business et à 28 ans dirigeait désormais sa propre émission de télévision – Rosanna tentait, depuis la fin de ses études universitaires, de concilier sa vie de femme très active et sa vie de jeune fille très active elle aussi : elle continuait à sortir beaucoup, adorait ses folles virées dans les bars de la ville. Rosanna avait ainsi l’impression de compenser la superficialité, l’hyprocrisie de ses relations d’affaires par des rapports sans préjugés qu’elle établissait dans sa vie privée. Avec un peu de sport – elle fréquentait au moins une fois par semaine avec son amie Johanne la salle de gymnastique de la Cité – pour éliminer le stress et les excès, Rosanna jugeait sa vie bien remplie et pas trop ronronnante. Jusqu’à ce soir de juin.

∞ ∞ ∞ ∞ ∞

– Hey, mais c’est ma belle Rosanna, se mit à clamer un vieux robineux passablement saoul, qui s’en venait vers elle en agitant les bras sans toutefois parvenir à synchroniser ses mouvements. Ses guiboles semblaient de guimauve dans son ignoble pantalon à carreaux jaune et gris-bleu sale.
– Rosanna, tu m’reconnais pas ?
Par quel miracle ce vieux débri, qui s’était maintenant carrément rivé au trottoir devant elle au coin des rues Mont-Royal et Saint-Denis, pouvait-il connaître son nom ?
– Laisse-moi passer, mon vieux, lâcha Rosanna d’un air excédé.
– Je sais que j’ai pas mal changé mais tu m’reconnais pas ?, bavota le vieux la fixant droit dans les yeux.
Rosanna était sur le point de le bousculer sans ménagement quand il s’exclama de tout son souffle empestant le scotch avec un air de grande tristesse amusée :
– Magellan, Louis Magellan !
La jeune femme crut d’abord à une immonde supercherie : lorsqu’elle était à l’université, Louis Magellan était un brillant professeur de sociologie des entreprises. Instinctivement, elle fit trois pas en arrière et plongea son regard dans les yeux injectés de sang du bonhomme qui riait de sa perplexité. Gagnée par le doute, elle prit appui contre un arbre pour affronter cette dure réalité : abstraction faite des clignements intempestifs dûs sans doute à l’excès de boisson, ce regard était bien celui du professeur Magellan quand il discourait avec elle.
– Prof…, commença-t-elle puis se rendant compte du ridicule d’un tel cérémonial vu les circonstances elle poursuivit plus simplement : Louis, mais qu’est-ce qui vous est arrivé ?
– Ben, ma vie a pris un crisse de virage, ça pour sûr. C’tait y’a six ans, tu v’nais juste de terminer ta maîtrise, Rosanna. Tu m’avais tellement fait honneur en développant tellement bien c’tas de conneries que j’avais lancées sans trop savoir c’que j’disais. C’était quoi déjà ? Ah ouais : la productivité des entreprises est une affaire de communication…
– Mais c’était génial au contraire votre théorie, protesta Rosanna qui se souvenait encore des délicieux moments passés à échaffauder des concepts destinés à améliorer les relations entre les individus d’une même entreprise, tous unis vers un but commun, surmontant gaillardement les difficultés par le dialogue positif : elle avait alors le sentiment qu’elle allait humaniser les rapports de tous ces paumés employés par des multinationales.
– Niaiseries, rien que des niaiseries ! Comment t’avais appelé ça déjà : comment développer la communication pour atteindre la synergie consensuelle. Mon Dieu que j’étais fier de ce que ma jeune – et belle – étudiante avait trouvé grâce à moi ! Le problème, vois-tu, c’est qu’j’avais le cerveau tellement enflé que j’y ai cru à ces conneries.

Il avait tellement gueulé ces derniers mots qu’il fut secoué par un violent hoquet et cracha aux pieds de Rosanna, en se grattant ardemment les parties à travers sa braguette graisseuse.
– Et j’ai voulu mettre en place toute ces salades à la brasserie Carlson. Ça se passait pas trop mal jusqu’au jour où j’ai commencé à causer de la suppression des niveaux hiérarchiques, rendus inutiles avec l’emploi d’outils modernes de productivité (ces osties de logiciels propres à gérer les crisses de flux de travail). Les gros pleins de la direction (j’ai été niaiseux, je leur avais dit qu’il serait bon de crisser dehors la moitié des cadres) z’ont eu peur ! Surtout quand y se sont aperçus que les gars de la brasserie arrivaient à fucker les programmes des ordinateurs : ils avaient commencé à faire disparaître des sacrés stocks de bière du système d’information de la compagnie, à les faire sortir en douce de l’usine, et à les vendre au marché noir. Tu penses ben qu’y m’ont pas gardé longtemps comme consultant. Ça a fait tout un scandale aux HEC qui… qui m’ont pas gardé longtemps comme prof. Comme j’avais plus grand revenu, ma femme m’a pas gardé longtemps comme mari : m’a fait un procès, m’a ruiné au bout, m’a ch’té dehors comme un chien : c’tait l’hiver, faisait moins 37°. Alors depuis, c’est la descente aux affaires. Aux affaires, Rosanna, ha, ha, aux affaires…

Cette rencontre mettait Rosanna profondément mal à l’aise et elle était loin de trouver la plaisanterie à son goût : si les profs de fac devenaient clochards maintenant… Et puis, comment allait-elle se dépêtrer de Louis Magellan ? Au mieux, il allait lui demander vingt dollars, au pire il allait vouloir qu’elle l’abrite pour la nuit. Quelle poisse !
– Dis donc, Rosanna, pour toi, ça a pas trop mal tourné… J’ai entendu dire que t’étais quasiment vedette ?
Rosanna sentit la gêne monter en elle : elle ne pouvait que confirmer que la chance avait toujours été à ses côtés.
– Oui, oui, ça marche bien, bafouilla-t-elle. Enfin, vous connaissez le milieu, prof… heu… Louis.
– Ouais, pour ça j’connais. Mais dis donc, ma p’tite Rosanna, tu crois pas que tu pourrais me remettre sur les rails dans ta business ?
– Ben vous savez, c’est difficile : la TV est un milieu assez fermé tout de même.
– Je vois, je vois. Ben dis donc, ma p’tite Rosanna , repartit l’ex-professeur qui se montrait de plus en plus insistant et lui postillonnait carrément dans la face, tu pourrais pas me dépanner de quelques milliers de dollars ?
– Ben…
– Quelques centaines ?
– C’est que vous voyez, en liquide…
– Quelques dizaines, insista le vieux de plus en plus pressant, collé sur elle au point de sentir sa flasque dans la poche de son blason.
– Oh mais, qu’est-ce t’as donc là, ma p’tite Rosanna ?, jubila-t-il en devinant l’alcool dans la poche de coton.
– Ecoutez, M’sieur… enfin Louis… Oui, c’est une flasque de Bourbon. Si vous voulez, je vous la donne. C’est tout ce que je peux faire pour vous ce soir.
En sortant la fiole plaquée argent de la poche de son blouson de fin coton noir, Rosanna se sentit terriblement lâche. Ajoutant la maladresse au manque de générosité, elle saisit dans son portefeuille deux billets de vingt dollars qu’elle glissa dans la main du bonhomme tandis qu’il tétait avidemment le Bourbon.
– Ecoutez, Louis, faut que j’y aille maintenant, on m’attend, mentit Rosanna honteuse.
Elle le bouscula légèrement pour se dégager – il était toujours très absorbé – lui dit salut, et commença à marcher d’un bon pas. Ouf de l’air !
– Hey, Rosanna ! Ben tu t’en vas ? On v’nait de se retrouver…
– A bientôt, Louis, lança Rosanna sans se retourner.
– Hey, Rosanna, c’est ça la nouvelle communication, la synergie consensuelle ?

Extrêmement troublée par son propre comportement, Rosanna ne répondit rien, se contenta de presser le pas. Mon Dieu, comment en un peu plus de cinq ans Louis Magellan a-t-il pu déchoir à ce point, pensa-t-elle, sincèrement désolée de l’avoir abandonné à son triste sort sur le trottoir de la rue Saint-Denis. Encore heureux que je n’étais pas saoule sinon j’aurais été capable de le ramener chez moi. Mettant son manque de compassion sur le compte de la sobriété, Rosanna se donna légèrement mauvaise conscience…

∞ ∞ ∞ ∞ ∞

Rosanna marcha alors thérapeutiquement : elle avait besoin de se déplacer dans la rue comme dans un décor où évoluaient les figurants d’une pièce dont l’auteur indélicat aurait perdu le fil. Cette rencontre avec son ancien professeur venait d’ébranler quelques convictions profondes sur lesquelles elle avait bâti sa vie : travailler dur, établir les bonnes connexions, jouir pas mal pour supporter les compromis. En cela, elle s’était opposée aux principes de son père, journaliste de la presse écrite anglophone, beaucoup plus strict sur son éthique professionnelle et sa morale que ne l’était sa fille unique. Adolescente, Rosanna avait dédaigné la prudence, la rigueur – éditoriale en particulier – de son paternel : fossé de génération… La triste fin de son père – une attaque cérébrale l’avait emporté trois ans auparavant sans qu’il ait pu achever le livre auquel il œuvrait depuis une quinzaine d’années – son rapide succès à elle dans les médias montréalais semblaient lui avoir donné raison. Mais à travers la triste expérience de Louis Magellan, elle perçut la fragilité des fondations de son existence.

Rosanna marchait sans fatigue : le ronronnement des conservations glanées par bribes aux terrasses des cafés de la rue Saint Denis berçait ses réflexions. Rosanna marchait dans cette ville qui l’avait vu grandir, si familière et si pleine de certitudes (fragiles ?) Quant aux événements de sa vie d’adulte, elle commençait à en percevoir la lente répétition : elle continuerait à composer entre les obligations de sa vie professionnelle et ses plaisirs de femme encore jeune. Encore jeune certes, mais pour combien de temps ?
Dans la rue Saint-Denis, Rosanna se trouvait désormais à la hauteur du restaurant l’Express, un endroit chic qu’elle avait souvent fréquenté lors de ses repas d’affaires.
– Mademoiselle Dickson ?
A la terrasse de l’Express, Rosanna reconnut un homme d’affaires qui avait, à plusieurs reprises, insisté pour figurer parmi les invités de Communiquer pour réussir, l’émission de télévision hebdomadaire qu’elle animait. Elle avait toujours refusé trouvant ce bellâtre passablement fat.
– Mademoiselle Dickson, vous me reconnaissez : Jean-Guy Desmaret.
Et comme si son patronyme ne suffisait pas, l’homme ajouta, se rengorgeant :
– Président d’Intersoft.
– Intersoft, bien sûr, où avais-je la tête ?, répondit la jeune femme, à moitié ironique, indécise sur l’attitude à prendre
Si elle avait quitté la charmante fête de son amie Johanne, ce n’était pas pour se faire alpaguer par le premier petit patron venu. Celui-ci s’était levé et les deux mains appuyées sur les magazines qui jonchaient sa table – Investir, International Markets, Business Today – l’interrogeait du regard. Comme elle s’y attendait, Rosanna entendit la traditionnelle invitation.
– Melle Dickson, accepteriez-vous de prendre un verre avec moi ?, accompagnée d’un sourire référence 32 bis homologué relations publiques.
– C’est que, voyez-vous, je viens de quitter une réception, justement parce que je me suis rendu compte que je n’avais pas envie de boire ce soir, répondit la jeune femme toujours souriante, certaine que sa réponse couperait court à la suite des débats.
– Oui bien sûr, je comprends, Mademoiselle Dickson, repartit le fringuant jeune homme d’affaires, sans se démonter pour autant. Puis-je me permettre de vous appeler Rosanna ? Je comprends que vous n’ayez pas envie de boire ces alcools vulgaires dont s’abreuvent les jeunes de votre âge. Mais connaissez-vous seulement les bons vins français ?
Rosanna put constater en effet que le dit Jean-Guy, qui la prenait délibérément pour une gamine, était en train de se siroter un petit Chablis bien frais en solitaire.
– Et puis, ils servent ici toutes sortes de boissons rafraîchissantes sans alcool, ajouta-t-il faussement charmeur. Alors, c’est oui ?
Plus question de jouer l’ironie, Rosanna devait composer : elle comprit à cet instant qu’elle avait affaire à un de ces chieurs qui ne la lâcherait pas d’une semelle. Et puis, Jean-Guy Desmaret avait sans doute des relations et il finirait bien un jour sur le plateau de Communiquer pour réussir. Alors autant rester polie. Après tout, un petit jus de fruit bien frais avec cette chaleur…
– OK, répondit-elle, décidée à accorder une vingtaine de minutes à ce jeune battant de l’industrie du logiciel. Elle fit le tour de la table pour s’installer face à lui.
– J’ai toujours eu envie de faire votre connaissance en dehors du cadre strict du travail, lui déclara d’emblée Jean-Guy, sur le ton de la confidence. Rosanna regretta immédiatement de s’être installée à sa table.
– Ah bon ?, bafouilla-t-elle.
Silence gêné. Changement de tactique.
– Vous avez eu connaissance des derniers résultats d’Intersoft, de notre percée sur le marché français : voilà qui devrait intéresser une émission comme la vôtre, Rosanna ?
– Oui, oui, sans doute.
Rosanna se sentait prise au piège. Elle savait pertinemment qu’Intersoft n’était pas un bon exemple : pressurisation des équipes de développement des logiciels pour augmenter les bénéfices de quelques actionnaires plutôt verreux, méthodes de vente forcée de produits pas toujours au point. Elle savait pertinemment aussi que dans quelques minutes, le sémillant Jean-Guy lui proposerait de dîner en tête-à-tête, d’aller danser, de la raccompagner, de prendre un dernier verre – avec cette chaleur, n’est-ce pas ? –, qu’elle sentirait fatalement sa main monter le long de sa cuisse sous sa courte jupe : elle eut très envie de couper court, très court à tout cela.
– Vous savez, Jean-Guy, je n’ai pas envie de parler de ça, ce soir. Je suis comme… indisposée, voilà indisposée.
Rosanna avait visé juste : Jean-Guy sembla se décomposer.
– Ah évidemment, si vous vous sentez réticente aux affaires…
– C’est cela, oui, je me sens tout à fait réticente aux affaires, aux vôtres en particulier.
Rosanna rougit de son audace. Il ne lui restait plus qu’à se lever et à disparaître. Ce qu’elle fit sans plus attendre en ajoutant cinglante.
– Vous savez, Jean-Guy, la communication est un art délicat.
– Je sais, je sais, se reprit-il. Vous l’ignorez peut-être, mais je suis un disciple de Louis Magellan : c’était votre…
L’éclat de rire de Rosanna le coupa net. Un disciple de Louis… Secouée par le fou rire, la jeune femme s’éloigna et poursuivit sa route.

∞ ∞ ∞ ∞ ∞

Alors qu’elle approchait du Carré Saint-Louis, elle remarqua dans l’axe de la rue Saint-Denis que la pleine lune se levait. Enfin, une figure pleine de poésie, songea-t-elle, en prenant à droite, pour traverser le petit parc arboré au milieu du Carré. Rosanna sentit de suite sur ses épaules la fraîcheur des arbres.
– Hey Rosanna, tu t’souviens de moi ?
La voix ne lui était pas inconnue mais le visage, les cheveux bouclés et défaits de la grande brune qui lui faisait face sous un arbre du Carré Saint-Louis ne lui disait plus rien. Rosanna cherchait un indice, un regard qu’elle ne pouvait trouver derrière les grands verres fumés qui masquaient la moitié du visage de celle qui l’avait interpellée. Celle-ci baissa alors la tête pour lancer un clin d’œil vif et furtif.
– Diana !
La blonde Rosanna avait reconnu son amie d’adolescence, celle qui lui avait fait découvrir ce Montréal nocturne qu’elle considérait désormais comme sien.
– Diana, mais c’est à peine croyable, je n’arrête pas de rencontrer du monde que je connais ce soir… Diana, mais qu’est-ce tu fais ici, sous cet arbre du Carré Saint-Louis ?
– Tu vois, moi aussi, j’ai besoin de me retrouver seule de temps en temps, par une belle soirée de juin pour regarder le monde qui passe.
– La dernière fois que j’ai entendu parler de toi, tu faisais une tournée triomphale en France…
– C’était il y a deux ans. Depuis, ma chérie, rien. Rien de rien, rien du tout. Pas un disque, pas un concert, pas un compositeur qui m’appelle, pas un groupe qui ait envie que je chante avec lui. Rien ni personne. Il faut dire que j’ai plus le nerf, que j’ai plus la pêche.
– Oh non, pas toi, tu peux pas me dire ça ce soir, pas toi.
– Et si, même moi, qui ai passé les plus belles années de ma vie à électriser les foules, à galvaniser des groupes de rockers dont certains n’avaient même pas vingt ans, à m’envoyer en l’air pour donner plus, toujours plus, même moi je me sens fatiguée. Alors, je reste chez moi (pas loin d’ici d’ailleurs), j’écoute mes vieux disques, je regarde par la fenêtre la rue en éclusant mes caisses de bière.
– De la bière ? Mais tu as toujours détesté ça…
– Il a bien fallu que j’arrête le reste : l’alcool fort, la dope, les hommes, les femmes, un tel défilé dans mon lit que je savais jamais avec qui j’allais me réveiller le matin. Quand j’ai décidé de me calmer, j’avais pris vingt ans. Les gens m’ont soudainement trouvée beaucoup moins fun, souverainement ennuyeuse.
Silence gêné. Rosanna regarda sa vieille amie : pas mal de cheveux blancs, un front ridé et soucieux, des plis amers au coin de cette bouche qui avait tant chanté, tant vociféré, tant embrassé. Même Rosanna y avait goûté une nuit, une seule nuit, que ni l’une, ni l’autre, n’avait regrettée mais qu’elles avaient tacitement décidé de ne jamais reconduire.
– Alors, tu vois, Rosanna, certains soirs, je cherche ici sur le Carré Saint-Louis un peu de vie, un peu de fraîcheur. Je pense à notre poète national. “Ah ! comme la neige a neigé ! Ma vitre est un jardin de givre. Ah ! comme la neige a neigé ! Qu’est-ce que le spasme de vivre à tout l’ennui que j’ai, que j’ai!…” Tu te souviens comme on a pu rire de ces vers de Nelligan ? Comme on les trouvait niaiseux…
– A tout l’ennui que j’ai, que j’ai, reprit en écho Rosanna devenue soudain très songeuse… Diana, tu veux qu’on aille s’asseoir quelque part, qu’on prenne un verre à une terrasse de la rue Prince Arthur ? On continuerait à causer : je suis sûre que ça nous ferait du bien à toutes les deux. Tu veux, dis ?
– Non, Rosanna, je ne bois plus jamais en public : je me suis trop montrée, trop exposée. Et puis, je ne crois pas que tu en aies vraiment envie, pas vrai ? Je t’ai vu arriver, seule, le cœur dans les étoiles… Et je ne peux même pas t’inviter chez moi, c’est trop le bordel et il me reste un peu de fierté, surtout vis à vis de toi.
Tout était dit. Alors Rosanna s’approcha délicatement de l’arbre, ouvrit les bras et les referma sur son amie. Un bref instant, elle se souvint de leur étreinte passionnée et elle lui chuchota à l’oreille :
– Diana, je t’en prie, prends soin de toi, tu sais tout ce que tu représentes pour moi.
Elle se recula en baissant le regard, pivota légère sur son pied droit et s’éloigna piquant du nez vers la pointe de ses chaussures. Restée seule adossée à son arbre, les yeux humides derrière ses verres opaques, Diana murmura dans un souffle : “Tu ne sauras jamais, Rosanna, à quel point, j’ai pu t’aimer.” Le bruissement volubile des feuilles d’érable sur le Carré Saint-Louis emporta au loin, très loin, ses paroles comme un secret perdu à jamais.

∞ ∞ ∞ ∞ ∞

Rosanna s’engagea dans la rue Prince Arthur, qu’elle eut envie de parcourir au plus vite : trop de touristes, trop de monde parlant fort, trop d’agitation aux terrasses des trop nombreux restaurants grecs… Elle pressa la pas pour arriver rapidement à la rue Saint-Laurent, la Main qui divise Montréal en deux camps : est et ouest. Jamais comme ce soir-là, elle n’avait ressenti cette ligne de démarcation : à quelle sous-partie appartenait-elle ? A l’ouest anglophone par ses origines, à l’est francophone par ses amis ? Jusqu’à ce jour, la jeune femme ne s’était jamais posé la question : elle avait tout simplement tirer le meilleur parti de cette double appartenance, maîtrisant suffisamment les deux langues pour engager une conversation indifféremment dans l’une ou l’autre.
– Hey, mon beau bébé, tu t’souviens de moi ?, l’interpella un jeune homme en blouson noir clouté, aux cheveux noirs plaqués, bref au look parfait du jeune rocker.
– Qui t’es, toi encore, soupira Rosanna qui commençait à être réellement fatiguée de cette soirée à rencontres multiples.
– Ben, tu te souviens pas de Slim, une nuit où il faisait ben frette, Slim qui t’avait fait grimper jusqu’aux étoiles…
– Ah oui et comment t’avais fait ça ?, questionna Johanna, un brin de colère naissante dans la voix.
La jeune femme gardait vaguement le souvenir d’une nuit de l’hiver de l’année précédente qu’elle avait fini dans le lit d’un type assez gentil sous des airs de faux dur après avoir dansé une bonne partie de la soirée dans un club de hard rock.
– On avait pas mal bu, dansé, flirté au Rocky Splendor. Je t’avais fait avaler une de mes petites médecines, compléta Slim, apparemment encore très satisfait de ses exploits.
Ce qui n’était pas le cas de Rosanna qui ne retrouvait que vaguement la mémoire de cette nuit de février, de plus en plus mal à l’aise à mesure que les souvenirs se précisaient : ce petit rusé de Slim lui avait fait avaler une ecstasy au milieu de la soirée qui avait dégénéré pour elle en une longue suite de désirs à assouvir dans l’instant, désinhibée qu’elle était, débarrassée de tous ses isolants, jusqu’à sentir battre le pouls sourd de la batterie électronique dans ses propres veines. Ils avaient quitté le club à la fermeture à deux heures : il faisait si froid dehors qu’encore palpitante elle s’était serrée contre ce grand gars en marchant dans la neige crissante de froid jusqu’à une station de taxis. Elle glissait parfois sur un plaque de glace et Slim la soutenait fermement. A un moment, elle avait renversé la tête en arrière et son regard avait fixé les étoiles qui brillaient d’une lumière glacée, électrique, dans un ciel pur d’acier bleu foncé. Elle avait marché ainsi quelques minutes, se laissant guider par le jeune homme, commençant à s’abandonner à lui. Il l’avait fait asseoir sur la banquette arrière du taxi et elle s’était sentie prisonnière, privée de la vision des étoiles. Sitôt qu’il eut donné une adresse au chauffeur, Slim n’y tenant plus avait écrasé sa bouche sur la sienne, réchauffant son souffle, suçant sa langue comme un enfant tète une glace à l’eau. Elle ne saurait dire combien de temps avait duré ce trajet au cours duquel elle se sentit étouffer et fondre tout à la fois : encore crispées par le froid, ses cuisses se contractaient puis se relâchaient au rythme des baisers de Slim. Elle était à demi inconsciente lorsque la voiture s’arrêta dans une rue de Saint-Léonard.
Slim l’avait portée dans ses bras jusqu’au deuxième étage: elle se souvenait maintenant d’une musique douce, de lueurs fluorescentes, d’un lit très bas, bref d’un parfait repaire de rocker. En fait, Slim était un doux : il lui avait fait couler un bain chaud, l’avait déshabillée (elle avait presque joui lorqu’elle avait senti les mains du jeune homme plonger sous ses fesses pour retirer sa petite culotte), l’avait plongée délicatement dans l’eau tiède : assis au bord du bain, le regard brillant de désir, Slim l’avait contemplée, heureux. Si seulement, ils en étaient restés là.
Bon, évidemment il l’avait fait jouir (plutôt bien d’ailleurs), mais quelle ne fut pas sa stupeur lorsque le lendemain, à la lumière pâle du midi de ce dimanche de février, elle avait vu sur la table de nuit, l’étui intact du préservatif qu’il aurait dû enfiler avant de la pénétrer. Comment avait-elle pu se laisser piéger à ce point, elle qui prônait l’amour libre certes, mais protégé par tous les temps ? Combien de nuit d’angoisses s’en étaient suivies jusqu’à ce qu’elle puisse avoir confiance dans les résultats négatifs d’un test HIV…
– Oui, Slim, maintenant je me souviens de cette nuit. Si tu savais combien, je l’ai regrettée. Tu sais pourquoi évidemment ?
– Tu n’avais pas de raison de t’inquiéter, j’étais clean. Et puis, je n’aime pas vivre à moitié…
– Il ne s’agit pas de vivre à demi : il s’agit de respecter celui ou celle avec qui tu baises. Cela n’a rien à voir. Tu fais ce que tu veux de ton corps, Slim, tu ne disposes pas de la vie des autres. C’est trop compliqué pour ta petite tête, ça ?
– Tu disais pas ça quand t’étais dans mon lit…
Slim n’avait pas tout à fait tort. Rosanna se sentit à nouveau prise au piège de ses contradictions : on ne peut à la fois aimer jouir et reprocher sa jouissance à celui qui vous la procure. Dans les limites de la prudence tout de même. Mais, parfois, la prudence ne résistait pas longtemps face au désir…
– Je sais, Slim, je sais. Bon, eh bien, tu m’as fait bien jouir : c’est ça que tu voulais entendre. Tu m’as bien fait jouir”, répéta-t-elle plus fort, remarquant presqu’amusée qu’elle avait attiré l’attention de quelques passants nonchalants de la rue Saint-Laurent.
– OK, OK, Rosanna. Je sais pas ce que tu as mais calme-toi.
Pourquoi s’emporter contre Slim, il n’était pas méchant au fond ?
– C’est vrai, Slim, je ne suis pas dans mon assiette, ce soir. Allez, restons-en là, c’est mieux pour tout le monde.
– T’as toujours mon téléphone ?
– Mais oui, Slim, mais oui. Je peux absolument communiquer avec toi quand je veux. Salut !

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Déroutée, Rosanna se sentait déroutée. Alors qu’elle avait délibérément choisi de passer une soirée sage, elle sentait son passé remonter à la surface. Marcher, marcher encore, rentrer, fermer la porte, fermer les yeux. Un instant, tandis que Slim s’éloignait déjà, compréhensif, elle songea à héler un taxi mais tous remontaient vers le nord alors qu’elle se rendait à l’ouest. Elle traversa la Main. Les rues étaient plus calmes désormais et elle prit plaisir à allonger le pas, à forcer un peu sa cadence.
“Qu’est-ce qui m’arrive, je ne supporte plus rien”, songea-t-elle. D’où venait cette inquiétude, cette angoisse qu’elle sentait monter en elle, comme une bouffée de chaleur malsaine évaporée de l’asphalte qui se faufilerait sous sa jupe ? Ne possédait-elle pas tout ce qu’elle désirait, un corps svelte et désirable, des amis charmants, un métier passionnant qu’elle avait choisi de son plein gré, un peu d’idéal humanitaire (elle soutenait une association d’aide aux enfants du tiers monde), un appartement charmant dans une rue calme. Elle avait tout et… rien.
“Tout cela est d’une fragilité, se dit-elle avec une pointe d’anxiété. Ma vie se dilue en réunions insipides, en décisions minuscules, en voyages utilitaires, en soirées excitantes certes. Mais faut voir les lendemains…” Et puis en y pensant, cela faisait quelques temps qu’elle se sentait gavée, saturée d’informations. Ah, cette planète câblée où l’on vous relate à la seconde les dernières catastrophes avec les détails. Tous les détails… Et puis en y pensant encore mieux, ne prenait-elle pas part, elle aussi, à ce concert de médias peu scrupuleux ?
– J’ai envie d’être seule. Mais, je suis seule, chuchota-t-elle.
– Que dites-vous, ma fille ?
Perdue dans ses réflexions, Rosanna venait de heurter une religieuse, au coin de la rue Saint-Urbain, à proximité de l’Hôtel Dieu de Montréal.
– Pardon, murmura la jeune femme comme un enfant pris en flagrant délit.
– Mais je te pardonne, Rosanna, répondit la religieuse avec un large sourire.
– Mère Marie-Jeanne !, s’exclama Rosanna qui venait de reconnaître son professeur de piano du temps où elle était encore écolière.
– Bonsoir donc, ma fille. Si je lis bien dans tes pensées, tu es sur la voie de la rédemption : les failles de ta vie t’apparaissent ce soir au grand jour, si je puis dire… Aurais-tu décidé de devenir sage, Rosanna ? Il serait temps sinon tu vas finir étouffée par ta légèreté !
– Tout ce qui m’amusait jusqu’ici me semble soudain vain et futil…
– Je comprends ma fille, mais tu dois admettre que tu es indifférente au monde. Tu te crois sensible mais le chaos du monde, la souffrance ne te dérangent que légèrement, que quelques instants. Puis tu retrouves ton travail, tes collaborateurs que tu aimes bien et qui te respectent. Mais t’es-tu jamais frottée à la souffrance, la vraie, celle de ces corps amoindris, mutilés qui gisent en geignant…
– Vous êtes toujours aussi sinistre, ma mère, vous avez bien failli me dégoûter à jamais de la musique lorsque j’avais dix ans…
– Pour ce que tu en fais aujourd’hui. Tu te trémousses comme un damnée avec des voyous. Tu jouis des hommes, mais es-tu seulement capable d’en aimer un seul, de t’unir à lui ?
– Quelle triste perspective…
– Bien des choses ne sont pas drôles mais elles sont très belles, conclut doucement Mère Marie-Jeanne avant de disparaître happée dans le vrombissement d’une moto se dirigeant à vive allure vers le Mont-Royal.

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Rosanna a dix ans. Ce n’est plus une robe noir et moulante qu’elle porte mais une jupe bleu-marine et plissée. Le nez sur ses socquettes blanches, elle a repris sa marche vers l’ouest de la ville, mettant toute son application dans la régularité de ses pas. Sa longue promenade dura ainsi jusqu’à ce que la lune fût haute. En chemin, elle se plongea dans la fraîcheur de l’Estrie, elle se perdit au centre du pays dans ces océans de céréales d’or sous des cieux orageux gris plombés, elle joua avec les rayons du soleil couchant derrière les cheminées de fée dans les montagnes en Alberta, et plus loin encore, en Colombie britannique, elle escalada le mont Schaffer, surplomba le lac Mary, se reposa sur les rives du fleuve Kootenay, s’admira dans le parfait miroir du lac vaseux dans la vallée de l’Okanagan, contempla le coucher du soleil sur le pacifique depuis l’île de Vancouver… Rosanna rêva longuement en marchant sous la lune de parcourir son grand pays, de quitter à jamais Montréal.
Quelques blocs avant la rue Draper où elle habitait, se trouvait une placette herbue cerclée de tendres bouleaux. Chaque fois qu’elle passait par là, Rosanna espérait y faire une rencontre plaisante, celle de la dernière chance avant de refermer sur elle la porte de son cocon confortable. A la fin de sa longue marche de cette nuit-là, la jeune femme ne dérogea pas à son habitude : elle porta son regard sur le feuillage vibrant des bouleaux. Au début, elle ne remarqua rien puis à mesure qu’elle s’approchait des arbres, elle distingua à travers le feuillage une sombre silhouette, celle d’une femme âgée, à n’en point douter, vers laquelle elle se sentait comme attirée.
Alors que quelques pas seulement la séparait des bouleaux argentés, elle entendit comme une voix qui l’appelait et dont le souffle se mêlait parfaitement au bruissement des feuillages. “Rosaaa…na”, perçut-elle distinctement. Fatiguée par sa longue marche, se croyant abusée par ses sens, la jeune femme poursuit ses pas, troublée, laissant son regard se fixer au loin. Puis comme elle passe devant la silhouette, elle ne peut s’empêcher de tourner légèrement la tête : sous une chevelure sombre et lisse, deux yeux noirs, profonds, luisant dans la pénombre, la fixent intensément.
– Rosaaa…na, arrête-toi un instant.
La jeune femme se fige sur place.
– Qui êtes-vous, balbutie-t-elle.
– Tu ne me connais pas, mais écoute-moi. Tu cherches, tu cherches ta voie dans cette ville, tu voudrais la quitter, mais tu ne peux pas et tu poursuis sans cesse tes efforts, et ta marche est admirable. Tu voulais être libre, d’aimer, de faire voler ton esprit dans les brumes de l’alcool, de rompre à tout jamais tes attaches à cette terre que tu ne reconnais plus. Tu sombres désormais dans la triste folie de l’ivresse comme jadis mon peuple qui vivait ici, à Hochelaga.
– Vous êtes in…, amérindienne ?
– Oui. Mais peu importe que je sois indienne, que tu sois anglaise, française ou chinoise. Ce qui compte c’est que tu sois née ici, comme moi. Car cette terre est un lieu bien singulier. Ecoute Rosanna. Il y a fort longtemps, alors que les blancs n’avaient pas encore foulé les forêts, vivaient au pied de ce mont majestueux deux frères : Adirondack et Ondéronk, fils du grand chef Saranack. Dans toute activité de leur vie d’alors, ils étaient aussi habiles l’un que l’autre : leurs mocassins volaient à la même vitesse sur la neige, leurs arcs n’avaient pas d’égaux en force et en précision. Souvent, ils s’exerçaient à rivaliser, mais sans dispute et sans envie, car ils étaient frères. Un jour cependant, leur père vint à mourir : il fut alors décidé que les deux jeunes chefs gouverneraient la tribu : on était dans l’impossibilité de déterminer lequel était le plus digne de succéder à Saranack. Bien vite, la moitié des guerriers se rangea sous l’autorité d’Adirondack et l’autre sous celle d’Odéronk jusqu’à ce qu’ils se livrent à une joute dans l’embarras que l’on était de n’avoir pas affaire à un seul et unique chef. Ils furent rigoureusement de force égale, tant à la course qu’au tir à l’arc, à tel point que les choses s’envenimèrent. Mais au lieu de les laisser aller sur le sentier de la guerre, un vieux sage de la tribu les invita à marcher avec leur clan l’un vers le soleil levant, l’autre vers le soleil couchant, jusqu’à ce qu’ils trouvent un territoire de chasse qui leur plaise. Ainsi fut fait et chacun marcha droit devant lui pendant des jours. Pourtant, ce lieu-ci demeura sacré : son sol contenait les ossements des ancêtres. Aussi fut-il appelé Hoh-Ché-La-Gah (Là où l’on revient) : chaque année, les deux tribus ne pouvaient s’empêcher d’y revenir quelques jours pour se revoir et y enterrer leurs morts. C’est sur cette terre que tu vis aujourd’hui, Rosanna et tu le comprends maintenant, elle n’est pas de celles que l’on quitte facilement, quelle que soit la couleur de la peau que l’on porte.
Rosanna comprit alors la profondeur de ses racines. Elle se retourna et contempla, avec la vieille femme, la hauteur du mont Royal qui surplombait le fleuve. Cette communion fut d’une rare intensité. Lorsqu’elle pensa à nouveau à reprendre sa marche, Rosanna s’aperçut que l’indienne avait disparu. Elle entendit, bref, subtil dans l’air du soir, comme un battement d’aile. Sereine, Rosanna franchit les derniers mètres qui la séparaient de sa maison. La rue se montrait d’un calme apaisant : les jardinets aux bords des trottoirs étaient agréablement fleuris et les arbres majestueux.

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Rosanna, lasse mais détendue comme après une épreuve sportive, monta les marches de l’escalier de bois qui la menait à son premier étage. En rentrant chez elle, ce soir-là, elle n’alluma pas tout de suite la lumière électrique : elle contempla du pas de la porte la quiétude, le désordre organisé de son intérieur baigné dans la lumière laiteuse d’une lune aussi pleine que pâle qui donnait aux feuilles sombres des érables de la rue Draper un reflet d’argent. Elle parcourut du regard ses objets familiers. Sa mère, Margaret, qui passait alors plus de temps dans les musées de Londres avec son cousin Henry qu’à ressasser les souvenirs de sa famille, lui avait rapporté au début du printemps une charmante théière, des petits bols de porcelaine finement décorés, un délicat petit assortiment de boîtes de thé, le tout accompagné d’un petit ouvrage consacré à cette boisson que Rosanna avait toujours considérée désuète.
Au cours des trois derniers mois, elle n’avait vu dans le cadeau de sa mère qu’une délicate attention sans plus ; les objets étaient restés, à peine déballés, sur le coin de l’étagère de son salon. Cette nuit-là, Rosanna remarqua le papier d’emballage de la théière devenu presque phosphorescent dans la pénombre de la pièce. Elle approcha alors de l’étagère et parcourut délicatement du bout des doigts les six petites boîtes de thé de métal bien ajusté. Elle eut beau les porter une à une à son nez: elles étaient parfaitement étanches. Laquelle choisir alors ?
La lumière de la lune n’était pas suffisante pour lui permettre de lire l’étiquette qui se trouvait sur chaque boîte mais elle n’avait pas envie de détruire l’harmonie du clair obscur de son salon avec une lumière électrique. Elle alluma une bougie qu’elle posa au centre d’une table basse, se rendit à la cuisine, fit chauffer de l’eau pure, rinça la théière, et revint examiner les boîtes de thé. Elle fut intriguée par l’une d’elles, celle qui portait la mention Gyokuro (une perle de rosée). Elle entreprit de l’ouvrir et huma longuement le parfum qui se dégageait de ces feuilles de thé vert. Subtil, pensa-t-elle. L’eau était prête (bouillie puis légèrement refroidie), elle prépara l’infusion et revint s’installer sur un coussin devant sa table basse. Elle feuilleta alors le petit manuel et posa son regard sur une sorte de poésie intitulée Le chant du thé :

Le premier bol onctueusement humecte lèvre et gosier ;
Le deuxième bannit toute ma solitude ;
Le troisième dissipe la lourdeur de mon esprit,
Affinant l’inspiration acquise par tous les livres que j’ai lus.
Le quatrième produit une légère transpiration,
Dispersant par mes pores les afflictions de toute une vie.
Le cinquième bol purifie tous les atomes de mon être.
Le sixième me fait de la race des Immortels.
Le septième est le dernier : je n’en puis boire davantage.
Une brise légère sort de mes aisselles.
(*)

Cette nuit-là, prenant son temps, Rosanna remplit sept fois le bol de thé : elle ressentit très précisément les effets dont elle avait lu la description. Quand elle eut bu le dernier, la fatigue de sa marche n’était qu’un souvenir et ses tourments s’étaient envolés. Empreinte d’une grande sérénité, elle soupira : “Mon Dieu, qu’on ne nous apprend pas les vrais plaisirs de la vie…”
Quand enfin Rosanna se releva, se préparant à s’abandonner au sommeil, ôtant une à une, jusqu’à la plus intime, les pièces de vêtement dont elle sentait l’entrave sur sa peau, puis rafraîchissant son corps, faisant respirer doucement sous sa brosse sa souple chevelure, cette phrase de Victor Hugo s’empara de son esprit : “Les lettrés, les érudits, les savants montent à des échelles ; les poètes et les artistes sont des oiseaux.” S’abandonnant enfin sur le lit, alors pleine de certitude, Rosanna songea : “Demain, je m’envole…”
Le sommeil la prit ainsi, dans un état de paix et d’espoir profonds, son beau corps ambré comme poudré par la lueur cendrée de la lune, couché de profil, légèrement replié sur lui-même tel celui d’un enfant sur la vaste étendue de drap clair. Bye Rosanna !

(*) Attribué au Fou du thé Lu T’ung par John Blofeld dans l’Art chinois du Thé, Dervy-Livres, Paris, 1986